Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, beaucoup de choses ont été dites depuis le début de ce débat. Certaines d’entre elles sont exactes, d’autres étaient des interrogations portant sur de véritables sujets de débat. Je répondrai évidemment à ces interrogations. D’autres, hélas ! m’ont semblé quelque peu polémiques. J’y répondrai également, évidemment, même si le but de ce débat est non pas d’entretenir de vaines polémiques, mais bien de rappeler quelques réalités importantes sur le maintien de l’ordre et son évolution récente, évolution que la plupart d’entre vous ont d’ailleurs relevée de manière extrêmement précise et exacte.
Il faut avoir à l’esprit que maintenir l’ordre, c’est préserver un équilibre entre, d’une part, la sécurité de tous nos concitoyens, qu’ils soient manifestants ou non, mais aussi celle des biens et des institutions, et, d’autre part, la protection de la liberté, celle de manifester, de s’exprimer et de contester. Cet équilibre est bien sûr mouvant. Il dépend des périodes, des pratiques et, surtout, des types de troubles auxquels nous avons à faire face.
Le maintien de l’ordre, c’est une certitude, n’est jamais une chose aisée, vous l’avez d’ailleurs tous très clairement laissé apparaître dans vos propos. Dans certains cas, il impose le recours à la force. Bien sûr, son usage ne peut être que proportionné à l’atteinte à l’ordre public. J’insiste toutefois sur le fait que ce n’est pas parce qu’il y a usage de la force qu’il y a faute. Il faut que les choses soient claires : le recours à la force est parfois nécessaire, cette nécessité devant bien évidemment être justifiée.
Le maintien de l’ordre est effectué par des professionnels qui ont suivi des formations et qui obéissent à des règles très strictes. J’y reviendrai, certains m’ayant interpellé sur la formation des unités que nous employons. Il n’y a donc jamais de bandes rivales qui s’affrontent, il n’y a que des unités accomplissant leur devoir républicain en faisant un usage maîtrisé de la force ou des armes, le cas échéant, pour faire face aux violences.
Aujourd’hui, nous en sommes tous d’accord, un débat sur le maintien de l’ordre s’impose, car les modalités de contestation ont changé. Comme Alain Richard l’a très bien dit, le dialogue systématique, réel, entre les organisateurs des manifestations et les forces de l’ordre, qui existait autrefois et qui, heureusement, subsiste encore dans certains cas, est désormais de plus en plus souvent rejeté par principe. Il n’y a plus de dialogue préalable à certaines manifestations. Les manifestations des « gilets jaunes » illustrent particulièrement ce phénomène.
Certains cortèges refusent toute forme d’organisation, même en leur sein, y compris la présence d’un service d’ordre. Ils refusent également de respecter le parcours qu’ils ont eux-mêmes déclaré à la préfecture, quand la manifestation est déclarée, bien évidemment, ce qui est de moins en moins souvent le cas.
On touche là du doigt le problème de la désescalade, dont certains ont parlé. Pour qu’il y ait désescalade, il faut que les forces de l’ordre aient un organisateur ou des interlocuteurs à qui s’adresser. Or il est évidemment difficile d’en trouver lorsque les manifestants se rassemblent sur la voie publique sans que la manifestation ait été déclarée.
Sans anticiper sur la réponse que j’apporterai tout à l’heure à la question que m’a posée Alain Richard sur nos relations avec les organisations syndicales, je rappelle que, dans les manifestations « à l’ancienne », nous avions des interlocuteurs sur le terrain, avec qui nous pouvions dialoguer, et qu’un service d’ordre était mis en place. Le contact était donc permanent entre les forces de l’ordre et les organisateurs, ce qui permettait une « coproduction » du maintien de l’ordre et la gestion des personnes indésirables et des débordements. Ce n’est plus le cas actuellement.
Je rappelle par ailleurs que nous avons allégé, dans un texte qui a été adopté avant l’été, les formalités de déclaration : un seul déclarant est désormais suffisant, contre trois auparavant.
Des violences surviennent désormais de plus en plus souvent lors des manifestations. Le phénomène est déjà ancien. Dans une période récente, il a été observé lors du sommet de l’Organisation mondiale du commerce à Seattle, à la fin des années 1990. Il est apparu en France, pour la première fois de manière majeure, dix ans plus tard, en 2009, lors du sommet de l’OTAN à Strasbourg, au cours duquel tout un quartier avait été saccagé.
Des personnes ayant la volonté de commettre des exactions s’immiscent de plus en plus dans les cortèges. Elles prennent pour cible les forces de l’ordre et détruisent tout ce qui se trouve sur leur passage. Évidemment, ces exactions sont le fait non pas de l’ensemble des manifestants, mais d’un certain nombre d’individus à l’intérieur des cortèges. C’est ainsi qu’est née la technique, désormais tristement célèbre, des Black Blocs, qui n’est plus l’apanage de la mouvance d’ultra-gauche. On a ainsi vu, lors des manifestations des « gilets jaunes », un certain nombre d’« ultra-jaunes », comme les appellent les policiers dans leur jargon, recourir de plus en plus aux techniques des Black Blocs.
Depuis, les violences se sont propagées, systématisées. Elles touchent aujourd’hui toutes les villes et tous les cortèges. Les manifestations contre la loi El Khomri ont été les prémices de ces violences, qui se sont ensuite produites lors des manifestations du 1er mai 2017 et du 1er mai 2018.
Une autre mutation importante s’est produite : la diffusion des images sur les réseaux sociaux et sur les chaînes d’information en continu. Les casseurs ont désormais une caisse de résonance et un public.
Enfin, la violence a clairement franchi un nouveau cap lors des manifestations des « gilets jaunes » ces derniers mois. Elle s’est faite plus forte, plus vive, plus insurrectionnelle. Plus de 2 000 policiers et gendarmes et plus de 2 500 manifestants ont ainsi été blessés.
Ces violences se déroulent pendant les manifestations et sur leurs marges. Les cortèges sont éclatés, de petits groupes les quittent pour commettre des exactions. Nous ne sommes plus dans le scénario « à l’ancienne ». Il faut bien voir ce que cela signifie en termes de maintien de l’ordre. Je parle bien de « maintien de l’ordre » et non pas de gestion démocratique des foules – à cet égard, je rejoins ce qui a été dit par M. Hugonet.
Nous sommes aujourd’hui confrontés à des mouvements extrêmement violents et qui se dispersent, qui peuvent s’en prendre à un bâtiment institutionnel, comme cela fut le cas le 1er décembre 2018 avec la préfecture de Haute-Loire, que les manifestants avaient clairement l’intention d’incendier. Nous assistons aussi à des actions nocturnes, comme celle qui a été menée contre les locaux de l’escadron départemental de sécurité routière de la gendarmerie nationale de Narbonne, dans l’Aude. Je n’évoquerai pas les nombreuses exactions qui ont été commises contre les commerces des centres-villes.
Un certain nombre d’exactions commises en marge des manifestations peuvent être qualifiées de véritables opérations commando : je pense aux dégradations de permanences parlementaires et de péages, de nuit. Nous sommes de plus en plus confrontés à ce type d’actions.
Madame Assassi, vous avez évoqué les événements de 2005-2007. Je précise qu’il s’agissait là de violences urbaines, dont la nature est complètement différente de celles dont nous parlons aujourd’hui.
Il nous a donc fallu réagir, adapter le maintien de l’ordre tel que nous le connaissions, et c’est ce que nous avons fait, contrairement à ce que certains ont pu dire, mais j’y reviendrai. Nombre d’entre vous ont en revanche parfaitement décrit cette adaptation – les sénateurs Hervé, Allizard, Requier, Mme Assassi –, qui a commencé lors de l’évacuation de Notre-Dame-des-Landes. Cette crise difficile a été surmontée et a permis des avancées fortes en matière de maintien de l’ordre, notamment l’utilisation de nouvelles technologies, en particulier les drones, et une judiciarisation plus systématique des individus violents désireux de commettre des exactions.
La semaine qui a suivi les événements du 1er décembre 2018 a été une deuxième étape importante pour l’évolution du maintien de l’ordre. La doctrine a évolué au lendemain de cette manifestation, et ce de manière non pas beaucoup plus radicale – ce n’est pas le bon mot –, mais plus forte. Ce jour-là, je le rappelle, l’Arc de Triomphe a été pris pour cible et saccagé. Des commerces ont été dégradés. Un cap a donc été franchi, qui nous a contraints, le ministre de l’intérieur et moi-même, à modifier la doctrine en une semaine à peine afin de la rendre, beaucoup l’ont souligné, plus réactive.
Être réactif, cela signifie être en mesure d’interpeller immédiatement les fauteurs de troubles, de mettre un terme rapidement aux exactions commises contre des personnes, des biens, des institutions. Nous avons souhaité accroître la mobilité, la réactivité, l’autonomie et les capacités d’interpellation des forces de l’ordre sur le terrain afin de leur permettre de faire face aux nouveaux modes d’organisation des manifestants et aux violences systématiques auxquelles elles sont confrontées. Une réaction extrêmement forte était nécessaire.
Que les choses soient claires cependant : nous n’avons pas abandonné la doctrine du maintien à distance pour passer à cette doctrine de réactivité, d’intervention, et nous n’avons jamais dit que nous l’avions abandonnée. Nous demandons simplement aux forces de l’ordre d’être en capacité d’intervenir rapidement quand des exactions ou des violences sont commises. En l’absence de violences, les forces de l’ordre encadrent évidemment la manifestation à distance. Cette règle n’a jamais évolué. Nous avons simplement demandé aux forces de l’ordre de se mettre en situation d’intervenir immédiatement en cas d’exactions et de ne pas tolérer de dégradations ni de violences aux personnes. Voilà ce qui a été décidé à ce moment-là.
Après le 16 mars 2019 et les incidents qui ont eu lieu sur les Champs-Élysées, notamment l’incendie du Fouquet’s, il a été demandé aux forces de l’ordre de ne même pas laisser se constituer de Black Blocs, ces groupes d’individus qui se masquent le visage au sein d’un cortège avant, on le sait pertinemment, de commettre des actions violentes et des exactions. Nous avons demandé aux forces de l’ordre d’intervenir immédiatement et de disloquer ces groupes à risque. Ces méthodes nous ont évidemment permis de contenir les violences. Nous n’avons pas simplement procédé à une « gestion du désordre », comme l’a dit M. Allizard, dont je ne partage pas du tout le point de vue.
Nous avons fait face, entre le 1er décembre 2018 et l’automne 2019, à des événements d’une ampleur exceptionnelle. Grâce à l’engagement des policiers et des gendarmes, que vous avez d’ailleurs tous salué, ce dont je vous remercie, l’ordre républicain a été maintenu. À mon tour, je salue le courage, le sang-froid et l’engagement des policiers et des gendarmes qui ont assuré, et continuent d’assurer au quotidien le maintien de l’ordre dans notre pays.
Nous devons évidemment aller plus loin et réfléchir à froid à la doctrine telle que nous l’avons adaptée après le 1er décembre 2018. C’est le travail que nous avons engagé dans le cadre du nouveau schéma national du maintien de l’ordre, auquel le ministre de l’intérieur et moi-même réfléchissons depuis l’été dernier, en concertation avec de nombreux acteurs du ministère, mais aussi avec des professionnels, des praticiens de terrain, des chercheurs, des journalistes, certaines associations comme la Ligue des droits de l’Homme ou Amnesty International, et le Défenseur des droits.
Monsieur le sénateur Durain, les consultations citoyennes ont eu lieu non pas dans ce cadre, mais dans celui de la préparation du Livre blanc sur la sécurité intérieure, au cours de laquelle ces questions ont évidemment été abordées. Il est normal que vous n’ayez pas encore connaissance des résultats de cette concertation avec un panel de citoyens, mais nous les rendrons évidemment publiques le moment venu.
Notre objectif est clairement de développer, dans le schéma national du maintien de l’ordre, une doctrine protectrice pour les manifestants et ferme à l’égard des fauteurs de troubles. C’est à cette condition que nous pourrons garantir durablement l’exercice de la liberté de manifester dans notre pays.
Nous dévoilerons évidemment ce schéma prochainement. Sans préjuger de ses conclusions, je peux dès à présent vous faire part d’un certain nombre d’éléments. Nous ne modifierons évidemment pas ce qui a fait notre force pour maintenir l’ordre républicain au cours des mois écoulés, à savoir la réactivité et la mobilité des forces de l’ordre, ainsi que la déconcentration des décisions au plus près du terrain, qui nous permettent de mettre un terme immédiatement aux exactions et aux violences dans les manifestations.
J’insiste de nouveau sur le fait que lorsque les manifestations se déroulent bien, lorsqu’il n’y a pas d’incidents, il n’y a aucune volonté du Gouvernement de taire quelque contestation que ce soit. Nous ne sommes pas dans un régime autoritaire, madame Benbassa. Je ne peux évidemment pas accepter ce terme. Certaines manifestations se passent très bien, y compris parfois celles de « gilets jaunes ». Les manifestations contre la réforme des retraites se sont elles aussi remarquablement déroulées. Lorsque nous encadrons de telles manifestations et qu’il n’y a pas d’incident, il n’y a pas d’intervention des forces de l’ordre.
Nous continuerons en revanche avec la doctrine consistant à être réactifs et à intervenir chaque fois qu’il y a des violences ou des incidents.
Bien entendu, nous allons chercher à maintenir le dialogue nécessaire avec les manifestants chaque fois – j’insiste sur ce point – que c’est possible. Quand nous n’avons pas de déclarant ou d’interlocuteur, c’est très compliqué. Il faut peut-être réfléchir aux sommations, c’est-à-dire aux alertes que donnent les forces de l’ordre avant de disperser, par exemple, un attroupement, afin de les rendre plus visibles et, sans doute, de changer leur nature.
De même, il faudra réfléchir à une meilleure prise en compte – vous l’avez souligné – des journalistes au sein des opérations de maintien de l’ordre, puisqu’il nous faut préserver leur intégrité physique. C’est évidemment le cas, puisque nous avons des contacts avec certaines associations de journalistes. Nous y veillerons tout particulièrement.
Je souhaite que les choses soient également claires sur l’emploi des armes intermédiaires. Ainsi que Christophe Castaner et moi-même l’avons souligné à de multiples reprises, l’objectif est évidemment de préserver le plus possible l’intégrité physique de chacun. Nous déplorons bien entendu les blessés qu’il peut y avoir à l’occasion d’interventions des forces de l’ordre. Mais, encore une fois, l’usage de la force est parfois nécessaire.
Madame Benbassa, le fait qu’il y ait une blessure, y compris une blessure grave, ne veut pas dire qu’il y a une faute des services de police. Quand l’usage de la force est proportionné, il n’y a pas faute ! Il faut accepter qu’il puisse y avoir des blessures. Les policiers ou les gendarmes répondent à des violences importantes et graves provoquées par des manifestants, et la réponse est toujours proportionnée et soumise à un contrôle. Il n’y a pas de corps plus contrôlé que nos policiers et nos gendarmes dans ce pays.
Le ministre a annoncé le 26 janvier la fin de l’utilisation de la grenade GLI-F4 et son remplacement par une grenade sans explosif, la GM2L.