Intervention de Stéphane Martin

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 19 février 2020 à 9h40
Restitution des oeuvres d'art — Audition de M. Stéphane Martin ancien président de l'établissement public du musée du quai branly - jacques chirac

Stéphane Martin, ancien président de l'établissement public du musée du Quai Branly - Jacques Chirac :

Parlons clairement ; il y a eu une crainte très vive rue de Valois, où l'on se souvenait de ce qui s'était passé dans les années 1980 à 1990 lors de la création des fonds régionaux d'art contemporain (FRAC) avec le risque que les élus ne soient tentés de se séparer de certaines pièces d'art contemporain.

Nous pouvons aborder la question des restitutions sous trois angles. L'angle culturel, d'abord, qui est au coeur du discours du Président de la République à Ouagadougou. Un fait est incontestable : les collections africaines sont massivement en Occident et les musées africains n'ont pas le matériau suffisant pour nourrir leur muséographie - à condition qu'ils souhaitent le faire, ce qui n'est pas toujours sûr. Nous sommes comme les Américains après la première guerre mondiale : nous avons tout l'or des banques centrales, et ce n'est pas très sain si le but est de faire redémarrer l'économie.

Nous pouvons également analyser cette question sous un angle juridique, celui de l'origine de propriété : nous avons du mal à considérer aujourd'hui la prise de guerre comme un droit naturel. Il y a des notions à inventer - je ne saurais être trop précis dans ce domaine car c'est un vrai travail de législateur - pour améliorer la paix du monde. On peut aussi estimer qu'un objet a dans un pays donné une valeur symbolique telle que son transfert manquera peu, en comparaison, au pays qui le concède. C'est un sujet délicat, car toutes les églises des pays européens sont pleines de drapeaux pris à l'ennemi et la reine d'Angleterre dîne régulièrement sous ceux que les armées britanniques ont pris au nôtre...

Autre angle, l'angle mémoriel, qui est au coeur du rapport Sarr-Savoy : il conduit à considérer que ces objets sont liés à des moments dramatiques, douloureux, voire criminels.

Le Président de la République a fait une déclaration de politique culturelle patrimoniale, utilisant un angle très spécifique, très différent de cette dimension mémorielle : il a regretté qu'il n'y ait pas de lieu en Afrique qui permette aux jeunes Africains de se familiariser avec leur patrimoine. Il a prononcé le mot « restitution » car c'est le mot attendu par les personnes concernées en Afrique. Mais en réalité, il a plutôt évoqué le partage, le travail en commun, pour que l'Afrique entre dans la grande ronde des musées.

La géographie des musées change très vite : il y a trente ans, au Centre Georges Pompidou, un conservateur d'art contemporain avait demandé un ordre de mission pour la Floride ; il lui avait été refusé, considérant qu'il n'y a d'art contemporain qu'à New York et Los Angeles.

Aujourd'hui, l'entrée de la Chine a totalement changé les choses. De nombreuses cultures - j'espère que c'est un peu grâce au Quai Branly - sont prises en compte dans les mensuels publiés par Christie's ou Sotheby's : on y trouve des pages sur l'art indonésien ou taïwanais, alors qu'il y a vingt ans, on n'entendait parler que du Japon ou de la Corée.

Pour faire entrer l'Afrique dans cette géographie, il faut des prêts, mais aussi un certain nombre de transferts de propriété. Il faut prendre enfin en compte un aspect diplomatique : dans l'affaire des manuscrits coréens, on avait ainsi considéré que des manuscrits qui ne manqueront pas vraiment à la Bibliothèque nationale de France pouvaient être transférés, puisque cela est si important pour le pays d'origine.

L'une des caractéristiques du rapport Sarr-Savoy, c'est qu'il a été demandé à deux personnes qui ne sont pas des gens de musées. En Afrique, les intellectuels privilégient les carrières universitaires, ce sont des écrivains, des enseignants, des artistes, mais ils ne sont pas intéressés par les carrières muséales. Il est beaucoup plus enrichissant - dans tous les sens du terme - d'être recteur d'université que conservateur : on peut ainsi être invité dans les universités américaines. Felwine Sarr n'est pas du tout un homme de musées et Bénédicte Savoy est historienne, spécialiste des collections napoléoniennes. C'est un choix plutôt étrange.

La question des restitutions ne peut être traitée qu'individuellement ou par groupe d'objets. On ne peut pas considérer que tout ce qui s'est passé pendant une période est nul et non avenu, comme le propose le rapport, qui jette l'opprobre sur toutes les acquisitions faites avant 1962.

Le rapport propose également un partage de responsabilités entre le pays d'origine des biens appartenant aux collections et la France. Je crois au contraire que la sortie d'un bien du patrimoine national ressort exclusivement de la Nation, et non des commissions mixtes évoquées par le rapport.

Ce rapport est enfin un cri de haine contre le concept même de musée - je suis d'ailleurs étonné que le ministère de la culture n'ait pas réagi à ce propos. Le musée est présenté comme une invention occidentale, voire un lieu criminel, où l'on retire leur magie aux objets, qui sont abandonnés à la perversité de Picasso ou d'Apollinaire...

Il est vrai qu'un musée est un lieu à part. Mais de même qu'un lion né en captivité ne peut facilement retourner à la vie sauvage, de même il est impossible de rendre à un objet muséographié la plénitude de son pouvoir d'origine. Il est fou de croire que ces objets pourraient retrouver un rôle traditionnel. Vous ne marchez plus dans les chaussures de Marilyn Monroe exposées au musée du costume, c'est ainsi !

Il est urgent de définir une stratégie double. Il faut d'abord réfléchir aux moyens par lesquels la France veut participer à l'extension des musées en Afrique. Aucun musée n'a été construit avec de l'argent français en Afrique : celui du Mali a été créé grâce à l'Union européenne, le musée des civilisations noires à Dakar avec de l'argent chinois. La France a participé à la rénovation du musée du Cameroun mais elle a globalement dépensé très peu, alors que tous ces musées pourraient être transformés pour des sommes dérisoires. Mais pour cela, il faut travailler avec des gens de musée, et non avec des professeurs d'économie.

Deuxième aspect : on peut faire sortir les pièces des collections pour les trois motifs que je vous ai indiqués. Il conviendrait de déterminer des principes éthiques, des principes supérieurs du droit en vertu desquels des objets pourraient participer à la vie de ces futurs musées. Certains - que je crois peu nombreux - qui ont été volés au sens contemporain du terme devraient être restitués : j'ai approuvé par exemple la restitution du trésor de Béhanzin, qui est clairement une prise de guerre. Des restitutions pourraient aussi être décidées dans le cadre d'un nouvel humanisme, ce qui nécessite un travail scientifique. Mais c'est un tort d'envisager une restitution simplement comme un cadeau pour faire plaisir lors d'un voyage diplomatique.

L'outil prévu par l'article 2 de la loi relative aux têtes maories, la Commission scientifique nationale des collections, était trop complexe. Le British Museum a une pratique assez intéressante : il confie les décisions de déclassement à une commission indépendante et composée de très hautes autorités dont la décision est sans appel. Une autre solution est de recourir à des lois de circonstance. Ce n'est pas à moi de me prononcer. Il faut en tout cas réfléchir à une base sur laquelle prendre les décisions.

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