Monsieur le président, je vous remercie de m'avoir invité. C'est pour moi un grand honneur de pouvoir vous expliquer plus en détail le sens de cette mission, dont l'initiative revient au Président de la République afin qu'elle soit le prolongement de toute sa réflexion sur la construction européenne, en particulier sur la souveraineté européenne, comme il l'avait notamment exprimé lors de son discours de la Sorbonne en 2017.
Dès lors que l'Europe veut à nouveau jouer un rôle sur la scène internationale, il devient indispensable de mieux affirmer nos relations bilatérales, notamment avec la Chine et les États-Unis, et de réengager un dialogue plus développé avec la Russie, qui est à l'évidence un acteur incontournable. Une telle démarche serait un moyen d'inciter nos partenaires européens à nous imiter sur un dossier où l'Europe s'est illustrée par son absence, en maintenant un statu quo après avoir mis en place une politique de fermeté et de sanctions. Et cela permettrait de relancer le processus en ce domaine.
Au travers de ce dialogue de sécurité et de confiance avec la Russie, nous voulons tout d'abord densifier nos échanges bilatéraux, qui se sont révélés moins fréquents que ceux de nombre de nos partenaires européens. Ceux-ci ont d'ailleurs été surpris lorsque le Président de la République a décidé de relancer le dialogue des « 2+2 » qui n'avait plus eu lieu depuis 2012, entre les ministres français des affaires étrangères, de la défense, et leurs homologues russes.
Dans cet effort de densification de notre dialogue avec la Russie, nous voulons avancer dans toute une série de domaines. Les plus habituels sont la sécurité et la stabilité stratégique en Europe. Or, sur la maîtrise des armements que vous avez évoquée à juste titre, monsieur le président, nous pouvons avoir un dialogue avec la Russie, mais sans stipulation pour autrui, ou dans le cadre de l'OTAN à l'instar de nos partenaires américains. Selon le Président de la République, la solidarité au sein de l'Alliance atlantique ou de l'Union européenne ne doit pas nous empêcher d'entretenir notre propre dialogue et de défendre nos intérêts concernant la sécurité, l'armement stratégique ou nucléaire, les forces conventionnelles, ou encore le traité Ciel ouvert sur l'avenir duquel les Américains s'interrogent.
Nous voulons également instaurer des contacts entre chefs d'État-major, ce qui a suscité un vif intérêt de nos partenaires russes, et mettre en place des canaux de « déconfliction », ou de « désescalade » - il vaut mieux franciser ce terme anglo-saxon - dans tous les domaines où cela peut-être utile et nonobstant d'éventuels différends avec nos interlocuteurs russes : cyberattaques, environnement, exploration en Arctique, coopération sur l'industrie spatiale et nucléaire, droits de l'homme, contacts entre sociétés civiles en vertu du dialogue de Trianon entamé dès 2017, conflits qui se déroulent actuellement en Ukraine, en Géorgie, en Moldavie, entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, en Syrie, en Libye ou encore en Afrique.
La situation en République centrafricaine nous oppose aux Russes dont la présence plus ou moins discrète se développe aussi en Afrique occidentale et dans le sud du continent. Il semble donc judicieux, pour ne pas se retrouver devant le fait accompli comme ce fut souvent le cas par le passé, d'établir un dialogue avec nos homologues dans le cadre des institutions internationales comme l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ou l'ONU.
Par ailleurs, nous voulons rendre ce dialogue plus ambitieux, notamment dans le cas de la Libye, en y intégrant non seulement la diplomatie, mais également la sécurité et le renseignement, grâce à des plateformes diplomatiques réunissant des représentants des différentes administrations, russes et françaises.
Enfin, notre objectif est de rendre ce dialogue un peu plus créatif et innovant, grâce à des échanges avec la nouvelle génération de fonctionnaires russes qui montent en grade.
Telles sont les lignes de conduite que nous avons présentées à nos partenaires russes après que M. Poutine a accepté la proposition de dialogue de M. Macron. Quel est actuellement l'état des lieux ?
Nous avons proposé un programme de travail autour de cinq grands thèmes : les défis technologiques et stratégiques ; la coopération bilatérale en matière de sécurité et de défense ; la coopération au niveau européen sur ces questions ; les principes et les valeurs du dialogue de Trianon, les droits de l'homme, la place des femmes dans les conflits et dans leur prévention ; enfin, les grands conflits dans les différentes régions du monde.
Nos partenaires russes nous ont répondu en développant aussi cinq axes de coopération, mais présentés différemment et plus centrés sur les questions militaires et de sécurité. Les Russes ont repris nombre de nos idées, mais nous avons dû leur rappeler notre volonté de discuter de l'Arctique, du nucléaire civil, du spatial ou des droits de l'homme.
Maintenant que nous avons montré à nos interlocuteurs russes nos priorités, et vice-versa, il convient de rapprocher ces deux points de vue d'une manière aussi opérationnelle que possible, en mettant en place quelques groupes de travail afin de commencer à avancer sur ces sujets. Dans les prochaines semaines, je rencontrerai mon homologue russe, l'ambassadeur Yuri Ushakov, qui est le conseiller diplomatique de Vladimir Poutine, afin que nous nous mettions d'accord sur ces groupes de travail.
Bien que j'aie été chargé d'être le coordonnateur de cette mission, les canaux de dialogue perdurent : le directeur politique du ministère des affaires étrangères a des contacts avec ses interlocuteurs russes sur l'accord nucléaire avec l'Iran et d'autres dossiers d'actualité ; il en est de même de l'envoyé spécial du Président de la République sur la Syrie, de l'ambassadeur chargé de la question libyenne ou de la directrice générale des relations internationales et de la stratégie, rattachée au ministère des armées, qui a récemment participé à une réunion avec son homologue au ministère de la défense russe.
Donc, les choses avancent, et personne n'attend mon feu vert pour agir. Toutefois, les réunions sont organisées avec la volonté d'être plus ambitieux, plus dynamiques et plus innovants comme l'a voulu le Président de la République.
Le deuxième volet de l'état des lieux concerne nos partenaires européens.
J'ai rencontré deux fois à Bruxelles les ambassadeurs des pays membres de l'Union européenne auprès du Comité politique et de sécurité et du Conseil de l'OTAN. De plus, j'ai commencé à visiter la Pologne et la Finlande, et je me rendrai prochainement dans les Pays baltes et en Roumanie. Enfin, j'ai rencontré à Paris beaucoup d'ambassadeurs de nos pays partenaires.
Je continuerai cette mission, qui est essentiellement un travail d'explication et d'information face à des positions très diverses. Vous l'avez souligné, monsieur le président, le sentiment général était au départ assez critique pour une initiative qui était considérée comme une démarche bilatérale individuelle ayant pour objet, selon certains, de remettre en cause la solidarité entre les Européens.
Nous avons dû rassurer et dissiper les malentendus en expliquant que nous ne remettions aucunement en cause les positions adoptées, les sanctions retenues et les cinq grands principes qui ont été mis en place en 2016 concernant les relations entre l'Union européenne et la Russie.
Si nous restons bien évidemment solidaires de toutes les décisions qui ont été adoptées à l'unanimité, elles ne constituent pas en elles-mêmes une politique, une stratégie. Par conséquent, depuis le statu quo qui a lieu depuis la crise ukrainienne de 2014, nous attendons pendant que la Russie avance en Syrie, en Libye, en Afrique. Cela explique le sentiment du Président de la République que nous avons peut-être transmis à nos partenaires européens : il faut se mettre en mouvement et prendre des initiatives.
Parmi nos partenaires européens, certains restent circonspects, quand d'autres sont beaucoup plus constructifs par rapport au fait que la France tente sa chance. Nous comprenons ces réticences, mais nous gardons l'espoir que nos partenaires acceptent de nous suivre dans cette nouvelle dynamique d'un réengagement bilatéral. La situation évolue doucement, car la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, le Haut Représentant pour la politique étrangère et de sécurité, Josep Borrell, et le nouveau président du Conseil européen, Charles Michel, ont manifesté la volonté de relancer la discussion avec la Russie. M. Borrell veut inscrire ce point à l'agenda de la réunion informelle des ministres des affaires étrangères - le Gymnich - au mois de mars ; M. Michel opte plutôt pour un Conseil européen au second semestre, car l'Allemagne, qui assurera la présidence de l'Union européenne, souhaiterait discuter de l'un des cinq principes de 2016 : l'engagement sélectif dans des domaines d'intérêts communs. Ce cheminement parallèle est assez intéressant à observer.
Pour conclure, j'évoquerai les prochaines étapes.
D'abord, la démarche du Président s'inscrit dans le temps long, et il faut faire preuve de patience. Cette mission n'a vraiment commencé que fin novembre, lorsque j'ai pris mes fonctions à Paris. Imaginer que nous allions obtenir en trois mois, d'un coup de baguette magique, un revirement de la part de la partie russe serait irréaliste ! En effet, il faut trouver les bons leviers pour inciter nos interlocuteurs russes à évoluer, et il en existe parmi nos propositions à l'instar de la coopération à partir de technologies que possèdent les Européens dans les domaines environnemental et climatique.
En outre, les investissements européens pourront être utiles à l'économie russe - bien sûr, dans le respect des sanctions édictées. Sur le dossier syrien, nos interlocuteurs russes font des appels du pied pour que les partenaires européens participent à la reconstruction du pays ; les capitaux nécessaires seront énormes, et une expertise, dont l'Europe dispose, sera nécessaire.
Je pourrais poursuivre l'énumération. Quoi qu'il en soit, c'est un travail de temps long, qui exige de la patience.
Enfin, ne nous le cachons pas non plus : nous sommes face à des interlocuteurs difficiles, qui imposent un rapport de force. Nous devons être exigeants en dosant fermeté et dialogue. C'est dans cette direction que nous comptons avancer au cours des prochains mois et, à ce titre, le premier dossier test est sans doute le dossier ukrainien. La France et l'Allemagne devront s'assurer du respect des engagements, côté russe et côté ukrainien.