Intervention de Pierre Vimont

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 19 février 2020 à 9h30
Audition de M. Pierre Vimont envoyé spécial du président de la république pour l'architecture de sécurité et de confiance avec la russie

Pierre Vimont, envoyé spécial du Président de la République pour l'architecture de sécurité et de confiance avec la Russie :

Je commencerai en relevant que beaucoup de ces questions peuvent se résumer ainsi : la France est-elle considérée par la Russie comme un partenaire intéressant ? Deux réponses différentes me viennent à l'esprit.

Tout d'abord, un peu cyniquement, la France intéresse la Russie, parce que cette relation pourrait diviser les Européens. L'idée qu'un pays se détache des autres pour nouer un dialogue bilatéral ambitieux avec la Russie pourrait être considérée comme une manière d'entamer l'unité européenne. Ce n'est toutefois pas notre objectif, comme je l'ai dit à nos amis européens. J'ai d'ailleurs informé mes interlocuteurs russes. Que je tenais régulièrement informés nos partenaires de l'OTAN et nos homologues européens. L'un n'empêche pas l'autre.

Ensuite, aux yeux des Russes, ce qui se passe actuellement en Europe mérite d'être observé avec attention : la mise en place d'une nouvelle direction européenne, les discussions nombreuses sur la défense et la sécurité européenne, accompagnées de l'abondement d'un fonds européen de défense et d'une coopération structurelle renforcée, les actions de la France dans le Sahel avec le soutien croissant de ses partenaires européens, ou la présence maritime accrue au large de la Libye pour surveiller l'embargo sur les armes. Sur ces sujets, la France est à la tête de l'effort et les Russes sont intéressés par ce rôle que joue notre pays dans le renforcement de l'Union européenne. Le sujet revient régulièrement : la France avance ses idées et, pour les Russes, il est important de bien comprendre et de dialoguer. Il en va de même s'agissant de l'Afrique, par exemple, où la Franc est un acteur important et où la Russie veut être plus présente. En Syrie, au Liban, en Libye, sur le dossier iranien, etc., nous sommes également un acteur important. Enfin, c'est également le cas sur le sujet de la technologie spatiale. Nous sommes donc un partenaire important pour les Russes, même si ce n'est pas au même niveau que les États-Unis, avec lesquels ils aimeraient avoir un dialogue stratégique. Nous devons mesurer notre place et jouer dessus.

Les Russes souhaitent mieux comprendre ce que l'Union européenne essaie de faire, car nous sommes voisins. Les maladresses commises à propos du partenariat oriental ont été évoquées, je les regrette, d'autres risques du même ordre peuvent apparaître s'agissant de l'Ukraine, en Géorgie ou dans les Balkans occidentaux. Nous avons donc intérêt à trouver la voie d'une cohabitation avec eux et à définir un moyen de leur expliquer ce que nous sommes en train de faire.

Enfin, en matière de finances et de commerce, nous ne devons pas croire que nous sommes laissés de côté. Certes, la Russie a pu penser que l'Union européenne était en déclin, avec la crise migratoire, la crise de l'euro ou celle de la dette grecque. Aujourd'hui, pourtant, nous sommes dans une nouvelle phase et les Russes ont développé un intérêt véritable pour les actes de l'Union européenne. Nous devons en tirer parti.

S'agissant d'une conférence Helsinki 2, monsieur del Picchia, nous y réfléchissons plus précisément qu'on ne le pense parfois. Les principes d'Helsinki ont été repris dans la charte de Paris, laquelle aura trente ans cette année. Ce rendez-vous pourrait nous permettre de moderniser ces principes dont on a vu, d'ailleurs, qu'ils avaient été violés au moment de la crise ukrainienne. Il s'agit d'un élément important, en liaison avec nos collègues au sein de l'OSCE, une organisation elle-même issue des accords d'Helsinki. Comment traduire cela et lancer une réflexion pour apporter une pierre à l'édifice de ce nouvel ordre européen que nous voulons bâtir ?

Dans les années 1970 et 1980, nous avions su trouver une forme de dialogue avec l'Union soviétique, qui évoquait pourtant une « souveraineté limitée » à propos des États d'Europe orientale et centrale. Malgré cela, grâce à l'Ostpolitik mise en oeuvre par Willy Brandt, puis aux accords d'Helsinki avec les « trois corbeilles », nous avions su trouver les moyens d'un dialogue. Aujourd'hui, paradoxalement, nous n'y parvenons plus. Malgré nos réelles divergences avec la Russie, malgré les critiques que nous leur adressons, malgré les cyberattaques que nous subissons, nous devons retrouver les moyens de dialoguer. Une idée à ce sujet serait donc de nous placer dans l'esprit des accords d'Helsinki et de la charte de Paris.

Vous me demandez si la Crimée doit rester russe. Soyons clairs : malgré ce que l'on entend de la part des Russes, y compris dans la bouche d'opposants farouches au régime, nous devons rester fermes pour des raisons de principe et dans le respect du droit international. Ce qui s'est passé en Crimée, comme ce qui se passe dans l'est de l'Ukraine, n'est pas acceptable, c'est pourquoi nous avons mis en place ces sanctions en 2014 et nous les avons renouvelées depuis lors.

S'agissant des sanctions, vous faites un rapprochement avec les sanctions extraterritoriales américaines. Il faut toutefois différencier les deux : nos sanctions ne sont pas extraterritoriales. Rappelons que, sur la question de l'accord sur le nucléaire iranien, par exemple, nous avons adopté une position de principe opposée à celle des États-Unis, qui ont pris la décision d'appliquer des sanctions extraterritoriales : nous entendons faire respecter cet accord signé en 2015 et le préserver. Il est difficile, toutefois, de faire respecter notre position face à des sanctions extraterritoriales, parce que l'Europe n'a pas réussi à se doter des moyens nécessaires. Cela demande de la patience et un très long travail pour donner plus de force et de puissance à l'euro sur les marchés financiers afin d'échapper au passage obligé par le dollar. C'est un problème commercial et financier : nous devons rendre le marché des capitaux européens attractif afin que beaucoup d'entreprises préfèrent travailler en euros qu'en dollars. Le dossier avance lentement, mais nous y travaillons. La Commission précédente, dirigée par M. Juncker avait fait des propositions dont nous pourrions nous inspirer : pourquoi, par exemple, le commerce des avions Airbus se fait-il aujourd'hui en dollars ?

L'Allemagne est-elle frileuse sur le dialogue avec la Russie ? Je n'en suis pas certain. Elle n'a, certes, pas apprécié la manière dont la France a lancé cette initiative et elle aurait voulu que nous y travaillions conjointement, mais j'ai constaté, en discutant avec les Allemands, que ceux-ci sont sur la même ligne que nous sur le fond : ils souhaitent trouver les moyens d'un dialogue nourri avec la partie russe. L'Allemagne a d'ailleurs inscrit cette question à l'ordre du jour de sa présidence du deuxième semestre, signe que Berlin souhaite avancer sur le sujet et trouver les moyens de travailler avec nous, à l'instar des institutions européennes, qui me disent qu'elles tireront enseignement de l'expérience française. Nous pouvons donc tous travailler en bonne intelligence.

S'agissant de la prévention des conflits, vous citez l'exemple du rôle de la Russie et de la Turquie en Syrie. À mon sens, la Syrie, comme la Libye, n'est pas un exemple de prévention de conflit, mais de son échec. À l'avenir, il faut agir pour ne pas laisser les conflits prendre de l'importance, avec des interventions des pays voisins qui entremêlent les rapports de force. Nous devons reprendre le travail diplomatique et sécuritaire pour sortir de l'impasse en liaison avec les représentants des Nations unies. La prévention des conflits concerne ceux qui risquent d'apparaître, en Afrique ou ailleurs. Pour cela, il faut dialoguer avec la Russie à propos des terrains à risques qui n'ont pas encore explosé. Il faut user de toutes les cartes disponibles, y compris en menant un dialogue lucide et exigeant avec la Russie.

À l'égard du multilatéralisme, on sent poindre, depuis quelques années, un début de défiance de la Russie. En particulier, les Russes s'intéressent assez peu aux difficultés actuelles de l'OMC : ils sont trop heureux de nous laisser nous en dépêtrer... Plus qu'à la défense du système multilatéral, la Russie incline aux approches transactionnelles - un peu à la manière de l'actuelle administration américaine -, comme on le voit en Syrie et en Libye, où les processus qu'elle a lancés semblent ignorer les efforts des Nations unies. Je pense, par exemple, aux discussions très difficiles que nous avons eues à l'ONU avec les Russes sur les points de passage en Syrie. Nous voulons, grâce à un dialogue à la fois exigeant et serein, ramener la Russie à un soutien plus fort au système multilatéral.

Plusieurs sénateurs ont souligné la faible appétence des États baltes et d'Europe centrale pour notre dialogue stratégique avec la Russie. Je ne nie pas que ces pays soient au minimum circonspects, voire hostiles ; leur attitude est évidemment liée à leur histoire et à leur géographie, des données qui ne s'effaceront pas. En revanche, ils apprécient que nous leur expliquions notre démarche et que nous les écoutions. Quand je rencontre mes interlocuteurs dans ces pays, je leur demande : devant la présence accrue de la Russie sur les terrains de conflit, faudrait-il ne rien faire ? Ils reconnaissent qu'il y a un problème, mais pensent que notre démarche ne servira à rien. Je leur dis : laissez-nous tenter... En tout cas, nous sommes d'accord pour préserver l'unité des pays européens.

Les sanctions que nous avons prises contre la Russie ne font-elles pas de nous les dindons de la farce ? Assurément, les pays européens en pâtissent sur le plan commercial, alors que les échanges de la Russie avec les États-Unis progressent. Par ailleurs, la Russie a tiré parti de la situation pour développer son agriculture, au point même de devenir exportatrice dans ce domaine, et pour se rapprocher de la Chine, devenue pour elle un partenaire privilégié en matière de nouvelles technologies. Il y a donc bien une face sombre à notre politique de sanction.

Dans la crise ukrainienne, pourtant, elle était une de nos rares armes. Et, depuis lors, malgré des oppositions parfois très dures, les États européens ont toujours fini par tomber d'accord sur le renouvellement des sanctions, parce qu'elles sont l'expression de l'unité européenne. À la partie russe de faire des ouvertures suffisantes pour que nous puissions modifier notre position.

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