Intervention de Toumani Djimé Diallo

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 26 février 2020 à 9h30
Situation sécuritaire de leurs pays et sur les suites attendues du sommet de pau du 13 janvier 2020 — Audition des ambassadeurs des pays du g5 sahel

Toumani Djimé Diallo, ambassadeur du Mali :

Monsieur le Président, je m'attendais effectivement à beaucoup de questions sur le Mali.

C'est la deuxième fois que je viens au Sénat, ce haut lieu de la démocratie française et si chargé d'histoire. J'ai l'honneur d'avoir été invité par le groupe d'amitié France-Afrique de l'Ouest, le 10 juillet 2019, à l'invitation de M. André Reichardt, sénateur du Bas-Rhin, que je voudrais remercier. J'en garde le souvenir de femmes et d'hommes portant le Mali et tout le Sahel dans leur coeur. Vos préoccupations d'aujourd'hui l'illustrent avec éloquence.

Bien des événements se sont passés depuis au Mali, comme dans tous les autres pays du Sahel. Avant tout, vous l'avez dit mais je voudrais me saisir de cette opportunité pour présenter au sénateur Jean-Marie Bockel, sénateur du Haut-Rhin, mes sincères condoléances et avoir une pensée attristée pour la perte cruelle au Mali de son fils, le lieutenant Pierre Bockel. Je souhaite exprimer mes pensées les plus émues envers ses douze compagnons de lutte tombés avec lui sur le champ d'honneur. Que leurs âmes reposent en paix. Je souhaite, si c'est possible, que nous observions une minute de silence à leur mémoire.

(Mmes et MM. les sénateurs se lèvent et observent un moment de recueillement.)

Je félicite l'ambassadeur du Burkina Faso, qui a brossé avec concision et précision, au titre de la présidence du G5 Sahel, le tableau synoptique de la situation globale du Sahel, nous permettant, comme convenu, de nous consacrer, en deux ou trois minutes, sur la réponse aux nombreuses questions qui nous seraient posées.

Je voudrais rendre hommage ici au leadership de la France dans la mobilisation internationale pour le Sahel et saluer singulièrement la clairvoyance du président Macron qui, avec la coalition internationale préconisée pour le Sahel lors du sommet historique de Pau, autorise à espérer la mise en place d'un outil gagnant en pragmatisme, en coordination, en efficience dans la lutte contre le terrorisme.

Il n'y a pas véritablement de sentiment anti-français au Mali - il n'y en a pas -. Il y a eu à un moment donné un ressenti au sein de la population contre la présence militaire française pour plusieurs raisons. D'abord, avec tant d'hommes, on s'attendait à une lutte produisant plus de résultats, moins coûteuse en vies humaines. On se dit : avec tous ces moyens déployés, comment se fait-il que cela se passe ainsi ? Que se passe-t-il ? C'était cela.

D'autre part, je n'ai pas l'habitude de la langue de bois et je vais vous parler franchement. Dans ces forces, il y a les officiers, il y a l'armée normale, mais il y a aussi la Légion étrangère. Et c'est là le problème. Je vous dis, en vous regardant droit dans les yeux, que, par moments, dans les Pigalle des villes de Bamako, vous les y retrouvez, tatoués sur tout le corps, en train de donner une image qui n'est pas celle que nous connaissons de l'armée nationale du Mali. Cela fait peur, cela intrigue et cela pose des questionnements. Le président Macron avait promis 200 militaires français de plus à Pau. Ce chiffre est monté à 600, dont le 3e régiment nîmois de la Légion étrangère. C'est bien, parce que c'est connu qu'ils sont âpres à la bataille, ils sont âpres au combat, mais ils sont aussi âpres au gain. Ce n'est pas le type de soldats, le type de militaires, qui, si on ne les encadre pas, donnerait une belle image de l'armée. Je laisserai peut-être le soin à mon collègue du Tchad de dire certaines choses sur la Légion étrangère, qui a fait la bataille, avec des résultats clairs, de bons résultats, mais, parallèlement, il y a des débordements qui posent problème à la population lorsqu'elle le réalise. Je me dois d'avoir l'honnêteté de vous le dire.

Sinon, il est clair, et le président Ibrahim Boubacar Keïta l'a dit : tous ceux qui, aujourd'hui au Mali, appellent au départ des forces étrangères et notamment françaises sont des ennemis du Mali, sont des complices des djihadistes, travaillent de concert avec les djihadistes. Il est très clair là-dessus, il le répète tout le temps. Mais premièrement, il faut que nous ayons des résultats plus probants - et je pense que ce sera le cas après Pau - et deuxièmement, il faut que le comportement de certains éléments de l'armée ne laisse pas à désirer. On les voit tous, on dit « c'est l'armée ». Mais il y en a qui sont tatoués partout et font n'importe quoi dans les rues de Bamako et d'ailleurs, le soir. Ce n'est pas bon pour l'image de la France, je tiens à vous le dire.

Je voudrais en tout cas rendre encore une fois hommage au leadership de la France dans cette mobilisation internationale pour le Sahel.

Et permettez-moi quand même, en plus de répondre aux questions, de soulever un ou deux points qui sont peut-être des points déterminants pour tout le reste : après un entretien avec le président Macron à l'Élysée, le président IBK avait dit que, je le cite, « le Sahel n'est qu'une passerelle, un espace d'aguerrissement d'hommes en vue de la conquête d'autres horizons, et, à ce titre, il devrait être préservé à tout prix », fin de citation. C'est dire que le Sahel n'est qu'une étape pour ces groupes terroristes. Leur ambition assumée est en réalité, dans une vision idéologique, d'envahir le monde - l'Europe en premier - aux fins, qu'ils revendiquent, de détruire la vision occidentale au profit de la leur, qui est des plus obscurantistes. Maintenant, ils se mettent à tuer des chrétiens, mais avant, c'étaient les musulmans qu'ils tuaient. Parce que l'Islam qui se pratique au Mali, tolérant, n'est pas le leur, ils ne veulent pas de l'Islam tolérant.

Un point d'histoire : ne répétons pas l'erreur de ceux-là qui, par manque de vision claire de la crise des Sudètes, avaient cru un Hitler qui affirmait qu'après l'annexion de cette partie germanophone de la Pologne, l'Europe connaîtrait la paix pour mille ans. La suite, on la connaît. Ici, c'est le même paradigme. C'est le même paradigme ! Ces gens visent le monde entier. Le Sahel est une base arrière, ce qui les intéresse, ce n'est pas que le Sahel.

De même, n'oublions pas cette prédiction du politologue américain bien connu Francis Fukuyama qui avait écrit, sur commande de la CIA, un essai intitulé La fin de l'histoire et le dernier homme, annonçant la victoire définitive du libéralisme en tant qu'idéologie et la fin de la guerre froide. Mais en même temps il désignait l'islamisme comme le dernier obstacle à abattre, le seul frein à la victoire définitive de l'idéologie libérale.

C'est en fait cet islamisme qui a été libéré par la chute de Saddam Hussein - à laquelle la France a refusé de s'associer - puis, et surtout, par celle de Kadhafi, malheureusement dans laquelle la France a joué un grand rôle. C'est cet Islam-là qui, libéré de tous les verrous qui le contenaient, constitue le socle sur lequel s'est bâti le terrorisme en action dans le Sahel. Donc, quels sont ces groupes ? Qui les finance ? C'est cela. Ce sont des groupes qui, auparavant, ne pouvaient pas s'exprimer, car ils étaient bloqués par ces régimes désormais disparus. Ce sont eux qui ont les financements et les armements et qui se battent. Quels sont leurs noms ? Ces groupes sont multiples et variés, mais l'idéologie est la même, illustrée par le nom du groupe Boko Haram autour du lac Tchad dont le nom signifie en clair « la civilisation occidentale est impie, elle est maudite », il faut la combattre et la détruire. C'est ça leur idéologie, quel que soit le nom.

C'est vous dire, Mesdames et Messieurs les sénateurs, qu'il nous faut repenser complètement les paradigmes en cours. Il ne s'agit pas d'une guerre du Sahel, il s'agit d'une guerre déterminante pour l'avenir du monde libre et qui se déroule pour l'instant au Sahel et au bord du lac Tchad. D'où l'extrême pertinence de la décision des chefs d'État, à Pau, créant une coalition pour le Sahel rassemblant, je cite, « les pays du G5, la France à travers l'opération Barkhane ainsi que ses autres formes d'engagement, les partenaires déjà engagés, ainsi que tous les pays et organisations qui voudront y contribuer », fin de citation. A ce titre, nous devons renforcer l'ouverture de la coalition, qui se doit d'être véritablement internationale, c'est-à-dire ouverte à tout partenaire et à toute technologie permettant une riposte adaptée à la guerre asymétrique qui est imposée au Sahel. J'en profite pour saluer le secrétariat permanent de la coalition pour le Sahel, que le président Macron vient de mettre en place et auquel le Mali se fera un plaisir d'envoyer un cadre.

Sur le renseignement maintenant, il importe qu'il y ait une chaîne de renseignement. Or les populations ont peur parce que tous ceux qui collaborent avec l'armée, avec les forces françaises, lorsqu'ils sont repérés, sont éliminés. Il y a un mois, le fils du chef d'un village qui justement renseignait les éléments amis et alliés a été égorgé publiquement. Donc la chaîne de renseignement en ressources humaines devient difficile car ceux qui sont pris sont tués, de façon exemplaire, pour faire peur, pour effrayer. C'est pourquoi la technologie devient indispensable pour nous, aujourd'hui, afin d'assurer une vidéosurveillance satellitaire de toute la zone. Je sais que l'espace est énorme, mais il faut cela. Il faut que nous puissions voir ces gens, quand ils attaquent. Je précise que ce sont ces groupes qui attaquent aussi bien nos armées nationales, que la MINUSMA, que Barkhane. Nous ne faisons que de la contre-attaque et de la poursuite. Nous sommes tous attaqués. Cette technologie est nécessaire. Il faut inclure au sein de la coalition tout pays qui accepterait bien sûr les règles des Nations unies et qui disposerait de cette technologie, faute de quoi hélas nos efforts risqueraient d'être vains, les armées de la coalition discréditées par défaut de résultat, le Sahel disloqué et la digue que ce Sahel constitue serait rompue, avec les conséquences qu'il est aisé d'imaginer.

A la question : pourquoi nos armées qu'on a formées pendant 60 ans n'arrivent-elles pas à contenir ces gens ? C'est qu'on a formé - excusez-nous - des armées excellentes pour les défilés militaires, mais absolument inadaptées à la guerre asymétrique d'aujourd'hui. Donc, il faut revoir la formation de nos soldats par l'EUTM (Mission de formation de l'Union européenne). Il ne s'agit plus de se contenter de leur apprendre à monter et démonter un fusil, non ce n'est plus cela, mais d'apporter une formation de type - vous dites « Forces spéciales » -, j'allais dire « Légion étrangère », mais avec la morale en plus ! Avec le patriotisme en plus ! Tant qu'on n'aura pas cette formation-là, on n'aura pas les armées...

Je voudrais conclure en disant que la sécurité et le développement vont de pair. S'il n'y a pas de développement, l'insécurité s'installe. Les djihadistes aujourd'hui paient les mercenaires, qu'ils recrutent dans le centre du Mali, 120 000 francs CFA, soit 200 euros par jour. Je vous appelle vivement à ce que l'AFD, la coopération, l'aide et l'investissement privé dans nos pays songent à transformer les matières premières sur place, afin de limiter au maximum leur simple exploitation et exportation. Les transformer sur place, c'est ça la priorité, et ça règlerait en même temps le problème de la migration. Si toutes les balles de coton du Mali étaient transformées sur place, je suis persuadé qu'il y aurait moins de migrants maliens ici en France. Je m'arrête là pour ne pas être trop long et je vous remercie de votre aimable attention.

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