Au début de l'intervention militaire de 2011 en Libye, j'avais exprimé, notamment sur Public Sénat, des réserves sur les conséquences de celle-ci, en considérant que la guerre n'allait pas s'arrêter avec la chute du régime. Ce scénario se vérifie depuis neuf ans. Après la chute du régime Kadhafi en août 2011, la situation ne s'est pas stabilisée, malgré quelques espoirs. Les élections de juillet 2012 avaient ainsi été un succès, alors même que le pays n'avait plus d'État. En 2014, en revanche, l'élection de l'actuel parlement s'était déroulée dans un contexte de « deuxième guerre civile libyenne ». Khalifa Haftar, alors général, menait sa première offensive, et la participation fut très faible, ce qui explique le peu d'ancrage de cette assemblée. En outre, celle-ci s'est installée dès sa première session à Tobrouk, dans l'aire contrôlée par le maréchal Haftar.
En 2014 existaient donc, déjà, les germes d'une bipolarisation entre l'est et l'ouest, laquelle n'a cessé de s'accroître.
En 2015, l'ONU a obtenu au forceps des accords visant à la constitution d'un gouvernement d'union nationale qui, installé début 2016, est toujours en place : dirigé par M. Fayez el-Sarraj, il est reconnu par la communauté internationale. Ces accords dits « de Skhirat » prévoyaient que la constitution du gouvernement soit ratifiée par le parlement siégeant à Tobrouk, lequel a toujours refusé de le faire, considérant que ledit gouvernement n'était pas légitime. Il y a donc en Libye une crise de la légitimité, question essentielle à laquelle on revient toujours.
La légitimité populaire, celle des urnes, est revendiquée par le parlement qui, rappelons-le, a été reconnu au plan international en août 2014 - et par la France en premier lieu -, mais qui est très contesté en Libye. Il y a aussi la légitimité onusienne : le conseil de sécurité des Nations unies a reconnu comme seul interlocuteur légitime le gouvernement de M. Fayez el-Sarraj.
Le pays connaît par ailleurs des cultures politiques différentes.
À l'ouest, la région Tripolitaine se caractérise par une sociologie multiple : tribus, notables urbains, commerçants, Bédouins, Berbères. Cette diversité a fait naître une culture politique de la médiation et du compromis ; ces personnes vivent en bonne entente depuis 2010, malgré quelques pics de violence.
À l'est, la sociologie est beaucoup plus homogène, composée de tribus bédouines qui connaissent des structures tribales fortes et acceptent sans problème l'organisation pyramidale de type militaire mise en place par le maréchal Haftar, lequel s'est imposé par la force, mais bénéficie aussi de l'adhésion de la société à son discours et à son mode de fonctionnement.
Outre la question de la légitimité, il y a donc une querelle des narratifs. À l'est, la population souhaite que l'on fasse la guerre pour éliminer les groupes armés terroristes et les islamistes. À l'ouest, l'opinion publique se bat contre le retour de la dictature militaire. Cette bipolarité s'exprime via les réseaux sociaux - les jeunes Libyens, notamment, sont très connectés - et les médias, dont aucun n'est indépendant.
Le Centre pour le dialogue humanitaire, basé à Genève, pour lequel je travaille depuis trois ans comme consultant, a été mandaté par Ghassan Salamé en 2018 pour conduire un dialogue national en Libye. Nous avons ainsi tenu plus de 80 réunions dans des villes libyennes, avec des représentants de la société civile, des élites locales, des tribus et des groupes armés, qui ont pu dire comment ils voyaient l'avenir de leur pays. À l'issue de cette consultation, nous avons rédigé un rapport dont je vous remets un exemplaire, monsieur le président.
Ce rapport fait état de 10 points de consensus entre tous les Libyens, lesquels s'accordent tous, malgré leurs identités différentes - tribales, régionales, locales -, sur l'existence d'une nationalité et d'une nation libyennes, et aspirent à vivre ensemble. Lors de ces réunions, les femmes étaient nombreuses. Souvent mères de miliciens, elles ont un avis sur la reconversion des milices, par exemple. Nous avons également consulté les kadhafistes, qu'ils se trouvent en exil ou sur place.
Ce rapport, qui a été approuvé par toutes les parties, devait conduire à la tenue à Ghadamès - ville neutre du sud de la Libye -, le 15 avril 2019, d'une conférence nationale. Deux cents invitations avaient été lancées par l'ONU. Or, le 4 avril, le maréchal Haftar - lui aussi invité - attaquait Tripoli. Une gifle pour les Nations unies et leur secrétaire général, M. Guterres, qui se trouvait dans cette ville !
Cette conférence aurait dû aboutir à l'adoption d'une charte nationale, sur le modèle de la charte d'honneur signée en Tunisie en 2014, qui aurait repris les 10 points de consensus précités et par laquelle toutes les parties se seraient engagées à accepter les résultats des élections et à ne pas recourir à la violence. Autre apport attendu : une feuille de route, sur laquelle nous avions travaillé avec des juristes et des constitutionnalistes libyens, pour sortir de la crise au travers d'élections et de l'adoption d'une Constitution.
Depuis neuf mois, la situation n'a cessé de se dégrader, car il n'y a pas de solution militaire : le maréchal Haftar n'a pas la capacité de prendre et de contrôler Tripoli, et encore moins l'ouest du pays. On se trouve donc dans une « zone grise », avec un conflit de basse ou moyenne intensité et des pics de violence. Il faut aussi citer deux conséquences graves : l'internationalisation du conflit, qui s'est accentuée, et la détérioration du tissu social à l'ouest ; des communautés qui étaient encore unies en 2011 se sont divisées, avec des répercussions au sein même des familles et des villes. Ces tensions sont inquiétantes pour l'avenir, car il est plus difficile de réconcilier des voisins lorsqu'il y a eu des combats violents, que les régions cyrénaïque et tripolitaine.
Ghassan Salamé a essayé de tirer les enseignements de l'échec de la conférence de Ghadamès. Le constat a été fait que de grands acteurs extérieurs - régions de l'est de la Libye et soutiens du maréchal Haftar - n'en voulaient pas et ont fait en sorte qu'elle n'ait pas lieu, car ils y voyaient la possibilité d'un retour des islamistes. Or les Frères musulmans, composante minime de la vie politique à l'ouest du pays, n'ont pas la capacité de gagner les élections. Ne constituant pas une menace majeure pour la reconstruction politique, ils ne pouvaient être exclus des négociations, mais leur présence constituait cependant une ligne rouge pour certains. Il fallait donc un engagement minimal de la communauté internationale visant, entre autres, à ne pas soutenir militairement les parties.
La conférence de Berlin de janvier dernier qui a réuni notamment, outre Angela Merkel, les présidents Macron et Poutine, le maréchal Al-Sissi, le prince héritier Mohammed ben Zayed pour les Émirats arabes unis et le président Erdogan, a donné lieu à de belles déclarations et à un communiqué final. Mais, depuis lors, les choses n'avancent pas.
Les approvisionnements en armes continuent des deux côtés, avec une accélération chez le maréchal Haftar en février. Une trêve a, certes, été acceptée, mais elle est régulièrement violée, les deux camps continuent à s'armer dans la perspective d'une reprise des hostilités. Trois volets étaient prévus sur les sujets libo-libyens. Le volet économique a donné lieu à deux réunions au Caire, ce qui représentait un mauvais signal pour Tripoli, qui considère l'Égypte comme une partie au conflit. Sur le volet politique, une réunion devait avoir lieu aujourd'hui à Genève, mais les deux principales institutions qui devaient y participer ont refusé et il ne reste que les indépendants désignés par M. Ghassan Salamé. Ce sera donc une réunion informelle dans laquelle ceux-ci ne représenteront qu'eux même. Le processus politique est donc mal parti. Enfin, sur le volet militaire, il existe un comité, dit « 5 + 5 », dont les membres se sont déjà réunis séparément à Genève. Ils étaient convoqués la semaine dernière et il en est sorti un draft de l'ONU qui doit être discuté par les deux parties, avec une nouvelle réunion possible en mars. Cela représente toutefois bien peu d'engagements concrets des parties.
- Présidence de M. Cédric Perrin, vice-président -