Intervention de Patrick Haimzadeh

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 26 février 2020 à 9h30
Libye — Audition de M. Patrick Haimzadeh ancien diplomate chercheur indépendant

Patrick Haimzadeh, ancien diplomate, chercheur indépendant :

En 2011, l'Union africaine avait proposé une médiation que M. Kadhafi avait acceptée, alors que nous l'avions refusée. Les Africains ne l'ont pas oublié et souhaitent toujours jouer un rôle, car la Libye est un pays africain. L'Union africaine a une bonne connaissance de l'Afrique, elle dispose de réseaux en Libye et elle a l'expérience d'une forme de diplomatie différente de celle de l'intervention militaire telle qu'on la conçoit dans certains cercles. En 2011, elle cherchait une sortie de crise politique pour éviter la guerre, qui est pourtant intervenue. Toutefois, elle est divisée : l'Égypte, le Maroc, l'Algérie, les pays du Sahel en sont membres et cela suscite des suspicions en Libye quant à son objectivité. Un autre problème réside dans sa faible capacité en personnel : l'Union africaine n'a pas une présence sur le terrain comparable à celle de l'ONU. Elle peut jouer un rôle important de soutien en accueillant des conférences à Addis-Abeba, mais n'est pas dimensionnée pour opérer un suivi de crise sur le terrain. L'Union africaine et l'Union européenne étaient présentes à Berlin, mais ne sont pas directement impliquées dans le processus. L'Union africaine avait proposé l'année dernière d'organiser une conférence des tribus à Addis-Abeba. Elle peut jouer symboliquement sur ces aspects.

Pour ce qui est de la coopération, l'Union européenne est déjà présente dans le soft power à travers le soutien à la gouvernance locale ou à l'humanitaire. Ces actions n'ont pas beaucoup de visibilité, mais l'Union dispose d'un ambassadeur pour la Libye qui réside à Tunis, mais se rend souvent dans le pays. Ces deux organisations sont donc présentes, mais l'organisation maîtresse reste bien l'ONU.

La question des armements et du terrorisme revient régulièrement : après la chute du régime, l'État islamique et Al-Qaida ont émergé en Libye, mais l'immense majorité de la population rejette cet islam politique, qui reste peu populaire. L'État islamique s'est surtout développé à Syrte et à Derna. Syrte est la ville de naissance de M. Kadhafi, et le dernier bastion du régime qui a résisté en 2011. La ville a été massivement bombardée et occupée ensuite par les milices de Misrata, que les habitants considéraient comme une armée d'occupation. Dans un tissu social endommagé, avec des élites locales discréditées et écartées et des miliciens qui se comportaient mal, l'adhésion à Daech a été une façon de s'opposer à un régime oppresseur né de la guerre. Derna a connu un sort un peu similaire pour d'autres raisons. Ce sont donc des villes qui ont des sociologies particulières qui permettent de rendre compte du phénomène. Daech a cependant été éradiqué sur le plan territorial par les combattants de Misrata et de Tripoli et Derna a été reprise par M. Haftar après des combats très durs et sanglants. Dans un pays où il n'y a plus d'État, où les services secrets sont réduits à leur plus simple expression, où il n'y a plus de police, il existe certainement des cellules dormantes et des caches d'armes, voire des jeunes qui adhèrent à cette idéologie.

Cependant cela ne constitue pas, pour l'instant, quelque chose de militairement ou politiquement pertinent même si cela pourrait le devenir en cas de poursuite de la guerre actuelle. Les populations locales continuent de voir d'un mauvais oeil ce type de groupe et d'idéologie même dans le sud libyen, qui certes est le lieu de tous les trafics (armes, cigarettes, drogue, migrants) mais sur lequel il y a beaucoup de fantasmes. Ces trafics sont davantage le moteur de l'économie qui pallient à l'absence d'État plus qu'ils ne constituent des foyers idéologiques ou séparatistes. La Libye est perçue comme une menace mais il faut savoir que pour le sud libyen, le Tchad et le Soudan sont aussi perçus comme des pourvoyeurs de mercenaires au profit du maréchal Haftar.

En ce qui concerne l'armement, il y a bien sûr des armes qui circulent. On évalue à peu près à 12 millions de kalachnikovs en circulation pour 6 millions d'habitants, auxquelles s'ajoutent des armes lourdes. Cela est le fait des arsenaux énormes présents sous Khadafi et de ceux qui ont continué à affluer depuis. La Libye est un énorme réservoir d'armes. Lorsqu'on voit le nombre de munitions tirées c'est qu'il y en avait manifestement beaucoup, mais surtout, d'autres arrivent. Les munitions de l'Est sont des munitions égyptiennes, c'est avéré par tous les rapports d'experts des Nations-Unies. Tant qu'il n'y aura pas d'État constitué, nous aurons beaucoup de difficultés à endiguer ce phénomène.

En ce qui concerne le terrorisme, il faut savoir que les Américains surveillent de très près le sud libyen. En janvier ils ont bombardé un site, près de Mourzouq qu'ils soupçonnaient d'accueillir des terroristes. Donc c'est une question sous contrôle des Américains. Les Français surveillent également de très près. Il y a ainsi eu des bombardements, aussi bien américains que français, quand il y a eu des suspicions de présence armée jihadiste au sud de la Libye.

Pour la question des tensions entre la Russie et la Turquie la réunion du 12 janvier entre Poutine et Erdogan à Moscou sur la Libye est intéressante puisqu'elle a réussi à obtenir une trêve. C'était quelques jours avant Berlin et Russes et Turcs espéraient qu'elle soit étendue à un cessez le feu, ce que Haftar a refusé. Les Russes qui voulaient pouvoir arriver à Berlin avec quelque chose entre les mains ont été très déçus, mais la trêve a quand même diminué le niveau de violence. Quelles seront les conséquences de ce qui se passe en Syrie entre les Russes et les Turcs sur la Libye ? Je pense que les deux n'ont pas intérêt à dégrader leur relation uniquement à cause de ce dossier syrien notamment parce qu'il y a des enjeux gaziers conséquents. Le gazoduc qui a été inauguré au début de l'année représente quelque chose de très important pour les Turcs. Les Russes et les Turcs ne veulent pas s'affronter sur la crise libyenne ; ils feront tout pour que cette guerre par procuration ne s'étende pas et pourraient même se servir de leur influence pour amener les parties à négocier. Peut-être que l'avenir me donnera tort mais je ne pense pas qu'ils aient envie de s'affronter en Libye.

Parlons du soutien russe à Haftar. Je ne suis pas persuadé que les Russes aient misé de façon définitive sur Haftar. Ils l'ont soutenu à un moment, comme la France l'a fait. On s'en souvient, lorsqu'Haftar a attaqué, la France a bloqué la résolution pour désigner nommément l'attaquant au Conseil de sécurité. Je dirais que beaucoup de pays soutiennent Haftar et que les Russes ont aussi de bonnes relations avec Misrata mais aussi à Tripoli. Ils y disposent de beaucoup de réseaux, des réseaux économiques, militaires. Toute une génération de militaires libyens qui ont été formés en Union soviétique. À mon avis, ils doivent commencer à étudier la succession d'Haftar pour voir quelle personne serait capable de tenir l'armée, quel militaire autre pourrait émerger.

Pour la Turquie : l'arrivée des Turcs a été beaucoup médiatisée. Il faut se replacer dans la tête des autorités de Tripoli qui se sentaient encerclées et savaient que les armes affluaient de l'autre côté, notamment par les principaux pourvoyeurs d'Haftar, les Émirats Arabes Unis. Ils ont donc noué cette alliance avec les Turcs. Erdogan aussi y a un intérêt en termes d'affichage, afin de se présenter en tant que puissance régionale. Il a néanmoins aussi fait des maladresses ; présenter la Libye comme une ancienne colonie a nourri le narratif d'Haftar selon lequel la Turquie voulait recoloniser la Libye et qu'il faut donc se battre contre le colonisateur ottoman. Tout cela est inquiétant. L'envoi de mercenaires syriens en particulier. En effet, les Turcs n'envoient pas des combattants turcs mais font venir des combattants turcophones de Syrie. Contrairement aux mercenaires russes qui n'ont pas vocations à rester en Libye, beaucoup de Libyens s'interroge sur le bienfondé d'avoir fait venir des Syriens en Libye et sur leur possible passé de terroriste.

La situation internationale est donc préoccupante et je ne perçois pas d'éléments d'apaisement ni de volonté de certains pays de diminuer leur soutien au maréchal Haftar, je parle notamment des EAU.

En ce qui concerne les risques d'exportations de l'instabilité libyenne en Égypte, je pense que c'est une inquiétude légitime des Égyptiens mais elle peut l'être aussi des Tunisiens. Qui aurait un pays sur-armé, sans État à sa frontière aurait de telles préoccupations. Néanmoins la région évoquée avec le président Sissi dont vous parliez est une région désertique à 90 %. Il y a seulement l'oasis de Siwah qui peut être un point de passage et les Égyptiens, comme les Algériens d'ailleurs, ont parfaitement les moyens de contrôler leur frontière. De plus, une fois en Égypte, il faut encore faire 1 500 kilomètres pour arriver à la vallée du Nil, donc je dirais que les Égyptiens ont plus de soucis à se faire avec l'État islamique au Sinaï. Je n'ai pas connaissance d'attentats en Égypte de groupes ou de personnes en provenance de Libye. Au contraire, il y avait des Égyptiens dans les rangs des internationaux à Syrte qui combattaient sous la bannière de l'EI. Pour l'Égypte, il est néanmoins nécessaire de contrôler l'Est libyen et le maréchal Haftar a été le moyen d'avoir un ordre militaire à cette frontière et a été relativement efficace dans ce domaine, notamment lorsqu'on compare la situation de Benghazi avec celle d'avant 2014. Ce qui a été possible à l'Est, encore une fois, n'est pas forcément transférable à d'autres régions de Libye.

En ce qui concerne la captation de la richesse, c'est effectivement une vraie question. En ce moment il y a une vraie préoccupation car depuis quasiment un mois les puits de pétrole à l'Est et au Sud qui exportent 90 % du pétrole libyen, sont fermés. Dans la zone contrôlée par le maréchal Haftar, autour d'Ashdabya et à l'Ouest, les terminaux d'exportations sont bloqués. Ceci est particulièrement préoccupant pour l'afflux de devises au sein de la Banque libyenne. Vous parliez de la répartition de la rente libyenne ; le modèle économique en Libye qui prévalait sous Khadafi est une forme de rétribution, d'achat de la population. Ce système n'était pas seulement basé sur une répression à la Assad. Sur 5 millions de Libyens à l'époque, il y avait à peu près 1.5 millions de fonctionnaires. Un diplôme de l'enseignement supérieur valait de facto un poste attribué dans une administration. Très peu y allaient mais ils percevaient les salaires et les avantages en nature qui allaient avec : voiture, crédit gratuit, droits de retraite... Avec l'ouverture vers le secteur privé dans les années 2000 s'est ajoutée une nouvelle source de revenus avec l'ouverture de petits business en parallèle.

Au début de l'insurrection en mars 2011, Khadafi a doublé les salaires des fonctionnaires. Donc avec 1.5 millions de personnes, au moins une personne par foyer reçoit une rente, ce à quoi s'ajoutent des produits subventionnés.

Ce modèle économique fait partie des choses auxquelles les institutions internationales veulent régulièrement s'attaquer, au profit d'un discours d'économie de marché, de remise des Libyens au travail ... Une des questions serait de diminuer le nombre de fonctionnaires et de les remplacer par des subventions sur des produits, ou pour les personnes voulant créer une entreprise... On en est loin en Libye. Pourtant ce système a permis aux populations de survivre et au tissu social de ne pas être complétement détruit. Il y a certes énormément de corruption mais on ne peut réduire les 1.5 millions de barils par entrant en Libye à de la corruption. Il y a des détournements d'argent importants, mais des choses fonctionnent encore, c'est le cas du réseau électrique, ce qui est incroyable. Ainsi, des agents de l'électricité de l'Ouest vont faire des dépannages dans l'Est et dans le Sud. De même pour l'eau qui vient principalement de la grande rivière acheminée depuis le Sud jusqu'à Tripoli. Le service public fonctionne encore et c'est pour cela que le pays ne s'est pas complètement écroulé. Il est donc très difficile de s'attaquer à ce système et de le réformer. On peut améliorer le fonctionnement de la Banque centrale mais là encore il y a peu solutions. Soit l'amélioration est intérieure ; on améliore sa collégialité, sa transparence et sa gouvernance ; c'est là-dessus que travaille le volet économique de l'ONU post-Berlin qui se réunit au Caire. La deuxième solution est une mise sous tutelle par une instance internationale qui contrôle et gère le fonctionnement, ce qui est une atteinte à la souveraineté et pour l'instant aucun mandat n'existe à cette fin. Des expertises sont apportées par la communauté internationale. La France a fourni des experts en gestion bancaire. Ce sont néanmoins des questions qui avancent difficilement dans un contexte de guerre et d'affrontements tel qu'il existe aujourd'hui à Tripoli.

Je crois avoir répondu à toutes vos questions.

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