Je ne me fais guère d’illusion sur le succès de ma nouvelle tentative, mais je compte bien défendre ma conviction jusqu’au bout, et c’est là qu’intervient le deuxième changement de situation que j’évoquais pour commencer : les affaires Mila et Pavlenski sont passées par là.
Jusqu’alors, nous avions tous entendu parler de la haine sur les réseaux antisociaux et sur la nécessité de la combattre. Mais, pour beaucoup de nos collègues, cette notion restait virtuelle, soit parce qu’ils ne participent pas à ces réseaux, soit parce qu’ils n’ont pas été personnellement victimes des injures, des menaces ou du racisme qui y sont quotidiennement déversés.
L’affaire Mila, médiatisée dans tous ses détails et dans toute son horreur, a permis à la France entière de prendre la mesure du fléau auquel nous sommes confrontés et de comprendre l’urgence de l’endiguer. À l’instar de M. le secrétaire d’État, je voudrais citer à mon tour les paroles du président du Sénat : « Il est grand temps de réguler les torrents de boue […] La liberté d’expression doit s’arrêter aux frontières de la vie privée que chaque citoyen est en droit d’exiger. » Ces paroles méritent, me semble-t-il, d’être répétées.
Malheureusement, cette proposition de loi, dans sa version sénatoriale, n’exaucera pas le souhait du président du Sénat ; c’est ce que je voudrais tenter d’expliquer.
Des textes destinés à faire retirer les contenus haineux existent déjà : la directive européenne e-commerce et la loi française. Ils ont fait la preuve de leur inefficacité, puisque ces contenus se multiplient de façon exponentielle. Pourquoi cet échec ? Pour une raison simple : le non-retrait ne donne lieu à aucune sanction.
Si les lois actuelles sont inopérantes, c’est parce qu’elles prévoient, pour les plateformes, une obligation de moyens et non une obligation de résultat. La sanction pénale, telle que créée par la proposition de loi Avia, est le seul moyen de contraindre à cette obligation de résultat. Supprimant cette sanction, le texte du Sénat ne sera qu’une énième version des vœux pieux que sont les lois existantes, avec le même résultat, c’est-à-dire rien ! Le Sénat n’aura pas les mains sales, parce qu’il n’aura pas de mains.
Pourquoi le Sénat ne veut-il pas avoir les mains sales ? Parce qu’il craint que ce texte ne porte atteinte à la sacro-sainte liberté d’expression. Si tel était le cas, je serais le premier à m’y opposer ; je vais donc expliquer pourquoi cette crainte relève d’une erreur d’analyse.
Il faut d’abord le dire clairement : la haine, les menaces, le racisme, l’injure, le sexisme, l’homophobie ne relèvent pas de la liberté d’expression ; ce sont des délits.
On nous explique qu’en donnant aux plateformes la responsabilité de faire cesser ces délits nous privatiserions la censure, nous leur confierions ce qui doit être confié au juge. Comment peut-on soutenir cela, alors que le mécanisme est basé exactement sur le même principe que celui qui s’applique à la presse depuis 1881 ?
La loi de 1881 précise que la presse n’a pas le droit de livrer de contenus haineux, de diffamer ou d’injurier. La presse s’y conforme depuis toujours, elle contrôle ses contenus et personne n’a jamais dit qu’on lui confiait le rôle du juge. L’erreur de raisonnement consiste à distinguer les éditeurs, c’est-à-dire la presse, et les hébergeurs, autrement dit les plateformes, alors qu’ils ont un point commun : ce sont des diffuseurs. C’est la diffusion qui compte en la matière.
De ce point de vue, plateformes et presse ont les mêmes responsabilités. La liberté d’expression, ce n’est pas de diffuser de la haine, de la violence, des appels au meurtre ou au viol, ce n’est pas d’empêcher les autres de s’exprimer par du harcèlement, des attaques massives ou des menaces. En confondant ces délits avec la liberté d’expression, ce ne sont pas les victimes que l’on défend, mais ce sont les agresseurs.
Ce texte vise seulement à appliquer les mêmes règles, les règles de 1881, à la presse et à internet. Personne ne peut affirmer qu’en l’adoptant nous allons triompher des « torrents de boue » dont parle Gérard Larcher tant le problème est grave. Mais s’il n’est pas adopté, je suis certain que la partie est perdue d’avance.