Nous revenons aujourd'hui, avec la proposition de résolution européenne qui nous est soumise, sur un sujet de la plus grande importance : le Fonds européen de la défense (FEDef) et, par ce biais, la question de l'autonomie stratégique européenne.
Je veux tout d'abord saluer le travail de nos deux collègues au sein de la commission des affaires européennes, Gisèle Jourda et Cyril Pellevat, auteurs de la proposition de résolution qui a été adoptée hier après-midi par cette commission. Nous avons pu échanger en amont sur ce sujet, de façon à avoir une démarche pleinement coordonnée, afin que le Sénat s'exprime d'une seule voix, forte.
La proposition de résolution que nous examinons s'inscrit en effet pleinement dans la suite des travaux de notre commission, et plus particulièrement du rapport de nos collègues Ronan Le Gleut et Hélène Conway-Mouret sur la défense européenne. Ce rapport nous présentait de façon détaillée le fonctionnement du FEDef et les enjeux de sa création et de son financement.
Je rappellerai brièvement ces enjeux : il s'agit de favoriser la consolidation d'une base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne. Le FEDef est un dispositif de cofinancement de recherche et technologie (R&T) et de recherche et développement (R&D) en matière de matériels de défense.
Le FEDef a trois caractéristiques principales.
En premier lieu, il a un effet accélérateur de l'investissement en matière d'industrie de défense, puisqu'il suscite un effet de levier sur des projets stratégiques. En effet, pour bénéficier du financement européen, les États membres, c'est-à-dire leurs entreprises, doivent eux-mêmes investir. Il s'agit pour l'essentiel d'un cofinancement et non pas d'une logique de financement complet, comme cela peut être le cas dans les programmes d'études amont français.
En second lieu, c'est un agrégateur de partenaires issus de différents États membres ; pour être éligible au FEDef, un projet doit regrouper des entreprises issues d'au moins trois États membres.
En troisième lieu, enfin, le financement favorise les projets qui répondent aux priorités définies de la coopération structurée permanente (CSP) en matière de défense et qui associent les PME et ETI, avec un bonus de financement en fonction de la part des PME et des ETI dans le projet candidat.
Un des intérêts de cette approche révolutionnaire - c'est la première fois que l'Union européenne finance directement des actions dans le domaine de la défense - consiste à associer des pays qui n'ont pas, pour l'instant, de BITD forte. Avec la nécessité d'avoir au moins trois pays et l'incitation à associer des PME, le dispositif permet d'intégrer progressivement des pays sans grandes entreprises de défense dans des projets majeurs.
Je ne serai pas plus long sur ce dispositif, afin d'en venir à l'objet principal de la proposition de résolution, qui est la question du financement. La proposition initiale de la Commission européenne, validée sur ce point par le Parlement européen, était de doter le FEDef de 13 milliards d'euros, en euros courants, sur la période 2021-2027. Ce chiffre correspond à environ 11,5 milliards d'euros en euros constants de 2018.
Toutefois, la présidence finlandaise du Conseil a présenté une proposition de financement affectant seulement 6 milliards d'euros pour le FEDef sur la période. C'est une remise en cause majeure du projet, puisqu'elle reviendrait à réduire de moitié les crédits. Outre le niveau des crédits lui-même, ce montant envoie aussi un signal politique, qui revient à déjuger la Commission quant à la nécessité de défendre et de promouvoir l'autonomie stratégique européenne, notamment en matière de défense.
Cette proposition à six milliards est donc inacceptable, et il est essentiel que le Sénat exprime la position du Parlement français sur ce point.
Certains analystes diront peut-être que 6 milliards d'euros, ce n'est pas rien ; certes, mais il faut se souvenir que nous parlons d'une enveloppe pluriannuelle courant sur sept ans - de 2021 à 2027 - ; cela revient donc à moins de 1 milliard d'euros par an.
Rappelons, pour mettre ces chiffres en perspectives, les ordres de grandeur des dépenses de R&T, R&D et achats d'équipements, en particulier dans le contexte du Brexit. Les États-Unis dépensent chaque année environ 160 milliards. Dans le même temps, l'Union à vingt-huit dépensait 40 milliards, soit quatre fois moins. Sur ces 40 milliards, un quart environ correspond à l'effort britannique, un quart à l'effort français, et les 20 milliards restant aux vingt-six autres pays.
On le voit bien, le Brexit rend indispensable un effort plus important des autres pays de l'Union. Le FEDef amorce cette dynamique, mais revoir ses crédits à la baisse, c'est briser un élan qui commence tout juste. Nous devons l'éviter, c'est pourquoi la proposition de résolution appelle le Gouvernement à défendre la position initiale de 13 milliards d'euros courants. De ce point de vue, je me réjouis que la rédaction de nos collègues de la Commission européenne reprenne les positions exprimées par notre commission début décembre, en affirmant que cette réduction à 6 milliards « serait un contresens politique, [...] un contresens économique et un contresens stratégique ».
Outre la question fondamentale du montant des crédits du FEDef, la proposition de résolution aborde plusieurs autres aspects. Je voudrais revenir plus particulièrement sur trois d'entre eux, qui sont en droite ligne avec les positions traditionnelles de notre commission.
Premier point, la proposition de résolution réaffirme notre position constante sur les programmes d'armements : ceux-ci doivent être guidés par l'efficacité industrielle et la bonne adéquation aux besoins opérationnels de nos armées, et non par la logique du retour industriel, qui a fait tant de mal aux grands programmes européens par le passé, l'exemple le plus fameux étant naturellement les difficultés de l'A400 M. De ce point de vue, l'approche de la Commission européenne est intéressante, car elle fixe, parmi les critères de choix des candidats, la contribution du projet à l'autonomie stratégique européenne. Il y a donc une légitime préoccupation d'efficacité stratégique de la dépense. D'autre part, l'originalité du dispositif est d'agréger les pays participants en amont, dans la constitution du projet. Pour être retenu, le projet devra être jugé meilleur que les projets concurrents. Il ne suffira donc pas d'additionner des pays participants pour recevoir les crédits.
Deuxième point : la préférence européenne. Cela avait été clairement écrit par Hélène Conway-Mouret et Ronan Le Gleut dans leur rapport, mais il est toujours utile de le répéter : il n'est pas question que l'argent des contribuables européens bénéficie à la recherche et au développement d'entreprises non européennes. Cela semble évident, mais cela va assurément mieux en le disant...
Le FEDef prévoit essentiellement deux cas dans lesquels des entreprises de pays tiers pourront bénéficier de ces crédits : le cas des pays associés à l'Union européenne, dans le cadre de l'Espace économique européen (EEE) ; et le cas des entreprises dont la participation est nécessaire « à condition qu'elle ne compromette pas les intérêts de l'Union et de ses États membres en matière de sécurité ». À cette fin, trois garanties sont exigées par le règlement sur le FEDef : l'obligation pour l'entreprise de garantir la sécurité de ses approvisionnements, l'interdiction pour l'entreprise de faire sortir les droits de propriété intellectuelle de l'Union ou de les faire rentrer dans le champ d'un système de protection extérieur à l'Union, à l'instar du dispositif américain ITAR, et l'interdiction de faire sortir de l'Union des informations classifiées.
Troisième sujet sur lequel je souhaitais insister : la place particulière du Royaume-Uni. J'ai rappelé le poids aujourd'hui considérable du Royaume-Uni dans l'industrie de défense européenne - 10 milliards par an. Nous ne pouvons pas présumer de ce que donneront les difficiles négociations à venir entre l'Union et le Royaume-Uni, mais il est en tout état de cause important de rappeler que le Royaume-Uni est et devra rester un partenaire de premier plan en matière de défense et de sécurité. Naturellement, à l'impossible nul n'est tenu, et nous ne pourrons pas empêcher les Britanniques d'affaiblir ce lien, s'ils le souhaitent, mais il faut tâcher de l'éviter, dans l'intérêt du Royaume-Uni et des Vingt-sept.
La proposition de résolution évoque la nécessité de « maintenir une coopération solide, étroite et privilégiée en matière de défense et de sécurité entre l'Union et le Royaume-Uni ». C'est une affirmation utile, mais notre commission était allée sensiblement plus loin, voilà quelques mois, dans le rapport sur la défense européenne, visé du reste par la proposition de résolution, en souhaitant qu'un « statut spécifique puisse être réservé au Royaume-Uni du point de vue du FEDef, et plus généralement des questions de sécurité et de défense de l'Europe ».
Il me semble opportun de réaffirmer la position de notre commission sur ce point, et je vous présente donc un amendement en ce sens. Cet amendement COM-1 tend à compléter l'alinéa 54 de la proposition de résolution par les mots « juge à cet égard nécessaire qu'un statut spécifique puisse être réservé au Royaume-Uni pour la participation aux actions financées par le Fonds européen de la défense ».
En effet, notre commission a exprimé à plusieurs reprises, notamment au travers du rapport précité Défense européenne : le défi de l'autonomie stratégique, la nécessité de réserver un statut spécifique au Royaume-Uni en matière de défense et de sécurité, plus particulièrement en ce qui concerne la dimension capacitaire. Il importe de rappeler cette position concernant le FEDef.
Au vu de ces éléments, je vous propose d'adopter la proposition de résolution, afin qu'elle puisse exprimer le large consensus dont le FEDef fait, me semble-t-il, l'objet au Sénat.