Intervention de Jean-Pierre Chevènement

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 5 février 2020 à 9h45
Russie — Audition de M. Jean-Pierre Chevènement ancien ministre envoyé spécial du gouvernement

Photo de Jean-Pierre ChevènementJean-Pierre Chevènement, envoyé spécial du Gouvernement pour la Russie :

Vous me demandez de faire le point sur les relations franco-russes telles que je peux les apprécier dans le cadre de la mission que m'a confiée le Président de la République en 2017, reprenant une mission que m'avait confiée son prédécesseur en 2012 et qui consistait surtout à maintenir des liens dans une période très difficile.

La Russie est un pays très important pour la diplomatie française en raison de ses enjeux, de son histoire, de son poids, de son immensité. Elle est présente sur presque tous les théâtres d'opérations.

J'ai apprécié le rapport Cambon-Kosatchev, publié voilà deux ans ; ce rapport a permis d'innover en matière de diplomatie, puisque chacun y présentait des observations sur la thèse de l'autre. Cela évite donc le texte commun et la langue de bois, et cela permet de mieux comprendre la position de l'autre. C'est fondamental dans notre relation avec la Russie, car nous devons comprendre comment les Russes raisonnent ; ils ne voient pas les choses comme nous et bien des malentendus auraient pu être évités si nous avions fait cet effort de compréhension mutuelle.

Ainsi, pour les Russes, la fin du communisme est leur affaire. Ce sont eux-mêmes qui y ont mis fin, quand Boris Elstine a dissous l'Union soviétique, laissant la place à une quinzaine de républiques indépendantes.

Je commencerai mon propos par une présentation de la situation politique.

Vladimir Poutine a été réélu en mars 2018 avec une forte majorité, 73 %, je crois. À la Douma, équivalent de l'Assemblée nationale - le Conseil de la Fédération, équivalent du Sénat, représente les entités fédérées -, Russie unie, le parti de Vladimir Poutine, dispose de 343 sièges, me semble-t-il, sur 450. C'est une démocratie limitée ; certaines manifestations sont interdites et les candidatures ne pas toujours enregistrées.

Pour autant, elle n'a eu qu'une seule constitution, qu'elle applique, et il y a des élections régulières. On peut toujours critiquer, mais même les dirigeants de l'opposition reconnaissant qu'il n'y a pas d'autre option crédible que Vladimir Poutine ; du reste, 67 % des Russes se déclarent d'accord avec cette affirmation.

Ainsi, le pouvoir est stable, même si Poutine a indiqué dans son discours du 15 janvier dernier qu'il allait proposer des amendements constitutionnels pour anticiper sur la succession de 2024. Il veut en effet maîtriser le processus pour désamorcer ce que celui-ci peut avoir de dangereux à ses yeux. Il a ainsi annoncé que le Premier ministre et le Gouvernement procéderaient du Parlement, que le Conseil d'État, qui existe déjà, serait constitutionnalisé, avec un président et un vice-président.

Le président du conseil de sécurité est déjà désigné ; il s'agit de M. Medvedev, ancien Premier ministre. Un remaniement gouvernemental a eu lieu, qui se traduit par un renouvellement important, puisque sept vice-présidents de la Fédération sur dix n'ont pas été reconduits. On remarque une forte priorité donnée aux questions sociales et industrielles. Les ministères de force - intérieur, défense, affaires étrangères -, quant à eux, ne sont pas touchés.

Ces visages nouveaux traduisent un changement de génération. Les amis personnels de Vladimir Poutine ne sont plus présents au Gouvernement ; on y trouve des quadragénaires, souvent des technocrates, à l'image du nouveau Premier ministre, M. Mikhaïl Michoustine. Ce dernier était le patron des services fiscaux, où il a fait la preuve de son efficacité, en faisant rentrer les impôts. Il avait introduit des dispositions limitant les prélèvements obligatoires pour les plus pauvres, au travers d'exonérations. Ce n'est pas un personnage politique de premier plan, c'est une figure nouvelle.

L'interprétation qui est faite de ces amendements constitutionnels est diverse ; certains pensent que le président Poutine prépare son accession à la présidence du Conseil d'État, pour garder le contrôle sur le futur dirigeant. S'agirait-il de Medvedev ? Ce n'est pas sûr, car celui-ci assumait l'impopularité des mesures prises dernièrement par Vladimir Poutine, notamment sur la baisse des retraites et la fluctuation du cours du baril.

Cela dit, l'économie ne va pas si mal. En 2019, la croissance devrait être, selon l'administration russe, de 2 % et, selon le FMI, de 1,9 %. La croissance avait même atteint 2,8 % en 2018. Les rentrées budgétaires sont bonnes, la situation économique est saine, le taux d'endettement est faible - 10 % - et il y a des réserves. Les priorités du Premier ministre sont d'ordre social, avec le lancement de grands projets nationaux en matière de construction et d'efficacité énergétique. Il ne s'agit donc pas d'austérité ; c'est plutôt une relance budgétaire avec une connotation sociale.

Voilà ce que je voulais dire sur le nouveau Gouvernement.

J'ai déjà esquissé une description de la situation économique. La Russie a eu un moment difficile en 2015, mais elle a retrouvé une trajectoire ascendante. Ses taux de croissance sont convenables ; l'Union européenne est à 1,1 %, quand la Russie croît de 2 % par an, malgré les sanctions.

Ces sanctions ont amené la Russie à se tourner vers l'Asie - la Chine, le Japon, l'Inde, la Corée, l'Indonésie, la Turquie, le Viêt Nam. Ce pays n'est donc pas du tout isolé, mais la part de l'Union européenne, notamment de l'Allemagne, dans le commerce russe a diminué ; celle de la France aussi, puisque nous représentons 4 % du marché russe, loin derrière l'Allemagne. Le commerce extérieur cumulé franco-russe représente 15 milliards d'euros, quand le commerce germano-russe s'élève à 60 milliards d'euros. Bien sûr, l'Allemagne importe le tiers de ses hydrocarbures de Russie, mais elle est aussi beaucoup plus présente sur le marché russe.

Nos exportations vers la Russie ont crû de 0,3 % en 2019. Elles sont principalement bloquées par le comportement des banques françaises, qui refusent d'accompagner les investissements ou les opérations de commerce extérieur sur le marché russe. Il faut quelquefois passer par des intermédiaires chinois pour investir, comme cela s'est fait pour la construction de l'usine de liquéfaction du gaz de Yamal, en Sibérie occidentale ; c'est un investissement de 30 milliards d'euros, largement financé par des banques chinoises. Ce point est préoccupant, et je vais m'attacher, au cours des prochains mois, à convaincre les banques françaises d'adopter le comportement des banques allemandes sur le marché russe. Plusieurs entreprises russes ne peuvent même pas ouvrir un compte bancaire en France !

C'est un problème dans les relations économiques franco-russes ; de manière incompréhensible, nos banques sont tétanisées à l'idée de s'engager sur le marché russe. Le Gouvernement essaie d'intervenir via Bpifrance et la Compagnie française d'assurance pour le commerce extérieur (Coface), mais de manière modeste ; cela ne suffit pas à soutenir l'élan qui devrait être le nôtre. Nos exportations sur le marché russe atteignaient environ 8 milliards d'euros avant 2013 ; elles sont retombées à 5,3 milliards d'euros.

Pourtant, les entreprises françaises sont très présentes sur le marché russe ; on en compte 500, dans divers secteurs - transports, aéronautique, énergie, automobile, pharmacie, distribution, banque. Les flux d'investissement français sont les plus importants, et le stock d'investissements représente 18 milliards d'euros.

Les Russes investissent également en France, mais dans des proportions plus faibles, puisque le stock d'investissements russes s'élève à 3 milliards d'euros. Il s'agit notamment du rachat de Gefco par les chemins de fer russes, opération réalisée avec Peugeot, voilà cinq ou six ans. Il y a aussi eu des opérations sans suite ; je pense aux navires Mistral, dont la vente a été annulée.

La France pourrait donc faire beaucoup mieux en matière économique ; je me rendrai donc à Moscou au printemps, pour étudier ce que l'on peut faire en matière de haute technologie et d'énergie atomique. Les Russes ont exporté 33 centrales quand nous en avons vendu quatre ou cinq. Le complexe nucléaire russe s'est bien reconstruit après Tchernobyl, et Rosatom est une entreprise florissante. C'est dommage, parce que c'était un point fort de l'économie française.

Je m'intéresserai aussi aux questions spatiales et numériques. Différentes formes de coopération sont possibles. Renault a racheté AvtoVAZ, mais les exportations de voitures françaises restent très faibles ; les automobiles françaises représentent 0,2 % du parc russe, contre 18 % pour les voitures allemandes.

Notons toutefois une activité culturelle méritoire, grâce à nos postes sur place et au ministère de la culture. Les saisons russes ont commencé il y a quelques semaines à Paris. Une exposition de la Fondation Vuitton d'une collection russe a eu beaucoup de succès. Il y a aussi eu une exposition, au Kremlin, sur la Sainte-Chapelle et saint Louis. Les Russes ont organisé une manifestation autour de Soljenitsyne et un festival Eisenstein au centre Pompidou de Metz. Il y a donc une certaine activité.

Cela dit, on ne compte que 5 000 étudiants russes dans l'enseignement supérieur français et 300 Français dans l'enseignement supérieur russe ; c'est ridicule. Le nombre de russisants en France a chuté, alors qu'une certaine appétence pour le français subsiste en Russie, avec plusieurs milliers de francophones.

Sur les questions géopolitiques, on est en train d'assister à une transition. Depuis le discours que le Président de la République a prononcé devant la conférence des ambassadeurs, on sent que le terrain s'ouvre largement. Le Président a fait appel à un diplomate professionnel, M. Vimont, que vous avez prévu d'entendre en audition. Celui-ci devra régler le dossier de la sécurité ; l'idée d'une architecture européenne de sécurité implique forcément la Russie. Il devra donc discuter avec les diplomates des autres pays européens, qui n'ont pas toujours même vision que nous ; il y a même de fortes réticences en Pologne, dans les pays baltes, en Suède et, de manière générale, dans les pays de tradition atlantiste comme le Royaume-Uni.

Cette démarche française doit donc être comprise. Elle s'est déjà traduite par un sommet sur la sécurité entre les ministres de la défense et des affaires étrangères en octobre. Au mois de décembre dernier a eu lieu une réunion au format Normandie - avec les exécutifs d'Ukraine, de Russie, de France et d'Allemagne - afin de dégager des voies pour appliquer l'accord de Minsk.

Des avancées notables existent. Ainsi, des rapports directs se sont établis entre la Russie et le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, partisan d'une solution pacifique, contrairement à son prédécesseur, Petro Porochenko. Les Ukrainiens veulent retrouver leur frontière avec la Russie avant les prochaines élections locales. Face à cette perspective, Poutine a évoqué le risque d'un nouveau « Srebrenica », en raison des nombreux russophones tournés vers la Russie dans l'est de l'Ukraine. En effet, il y a, après l'expérience sécessionniste de cette région, un risque de représailles.

Cela dit, on évoque l'idée d'une loi d'amnistie. En outre, la marine russe a rendu trois bateaux ukrainiens et des prisonniers ont été libérés des deux côtés. Par ailleurs, la Russie a souscrit un contrat gazier de cinq ans avec l'Ukraine. Par conséquent, l'Ukraine a résolu plusieurs problèmes et des gestes de bonne volonté ont été accomplis de part et d'autre.

Tous ces évènements se sont produits dans l'indifférence de la presse française, mais l'intérêt européen est de ne pas laisser s'installer un conflit mi-gelé, mi-brûlant au coeur de l'Europe. Il ne faut ni une nouvelle Guerre froide ni une nouvelle course aux armements.

Le Président de la République a pris des positions claires, qui doivent se traduire par un voyage, le 9 mai prochain, à Moscou, pour le 75e anniversaire de la victoire sur le nazisme. Je ne m'étends pas sur les questions mémorielles ; pour moi, elles sont résolues depuis longtemps. Le président Poutine a été bien gentil de participer aux cérémonies commémoratives du débarquement de Normandie, alors que personne n'était présent pour commémorer Stalingrad... Cela dit, on peut toujours relancer la question, mais cela relève des historiens, non des politiques.

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