Intervention de Jean-Pierre Chevènement

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 5 février 2020 à 9h45
Russie — Audition de M. Jean-Pierre Chevènement ancien ministre envoyé spécial du gouvernement

Photo de Jean-Pierre ChevènementJean-Pierre Chevènement, envoyé spécial du Gouvernement pour la Russie :

Plutôt que d'ennemis, monsieur Perrin, je préfère parler de défis de sécurité que nous devons relever et qui s'inscrivent, vous avez eu raison de le dire, plutôt au Sud : le défi migratoire, le développement de l'Afrique, la situation au Proche et Moyen-Orient. La France avait, traditionnellement, une position claire sur le problème israélo-palestinien, aujourd'hui considéré comme un dossier décourageant mais toujours préoccupant pour l'opinion publique du monde arabo-musulman.

Je citerai également le défi du terrorisme, la question étant de savoir qui est l'ennemi réel : l'État islamique ou d'autres groupes ? Je rappelle que la Turquie est dirigée par un gouvernement dont la tendance idéologique est celle des Frères musulmans, et que M. Morsi a dirigé l'Égypte. L'islamisme politique, que je distingue du djihadisme, est donc une réalité dans le monde musulman. Il serait utile que la France revienne à des positions de principe - la reconnaissance de l'intégrité territoriale des États, le principe de non-ingérence - qui lui permettraient de s'orienter dans le dédale de ces dossiers infiniment complexes.

Notre position a été évolutive. On ne peut pas dire que notre intervention en Libye, par exemple, ait été tout à fait conforme à la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies : nous devions simplement protéger les populations de Benghazi et nous sommes allés beaucoup plus loin. Les Russes nous en veulent et souhaitent reprendre pied dans ce pays où ils étaient présents du temps de Kadhafi. Nous devons garder une vision d'ensemble et historique des questions, car les problèmes ne tombent pas du ciel, mais s'enracinent dans un passé.

Je suis d'accord avec M. Perrin, nous devons faire de l'Europe un continent de paix, ce qui implique un dialogue poussé avec la Russie. Le Président de la République a eu le grand mérite d'avoir employé des mots forts - « les réticences de l'État profond » - lors de la Conférence des ambassadeurs. Sur l'Ukraine et la Crimée, les Russes n'ont pas la même vision que nous ! Ainsi, en 2014, M. Poutine m'avait expliqué qu'un accord avait été signé, avec la caution des ministres des affaires étrangères allemand, français et polonais, qui visait à prolonger le mandat du président ukrainien Ianoukovytch. Or la Rada l'ayant ensuite révoqué, celui-ci est parti à Donetsk, avant de se réfugier en Russie. On parle de coup d'État, mais ce président était élu ; on dit qu'il était corrompu, mais c'est le cas de nombreux dirigeants.

Les Russes ont compris que le nouveau gouvernement ukrainien pouvait révoquer le contrat de location de la base de Sébastopol - symbole de la résistance aux nazis, et fenêtre sur la mer Noire et la Méditerranée -, qui était à horizon 2032. M. Poutine a donc fait passer les intérêts stratégiques de la Russie avant tout le reste. Pour lui, la Crimée a toujours été russe, même si elle a été rattachée à l'Ukraine par Khrouchtchev en 1954.

Le rattachement de la Crimée à la Russie a été soumis à référendum et ratifié, et une nouvelle consultation donnerait les mêmes résultats. Telle est la réalité, en dépit de l'entorse faite au droit international quant aux frontières de l'Ukraine. Le « narratif » n'est pas le même de part et d'autre, et on ne peut pas comprendre ces oppositions sans avoir une vue complète de la situation. Ainsi, l'Ukraine a été un terrain d'affrontement pendant la Seconde Guerre mondiale, les nationalistes ukrainiens ont eu partie liée à un moment avec la Wehrmacht, et de nombreux Ukrainiens ont servi dans l'Armée rouge. Cette querelle mémorielle s'inscrit dans l'histoire de ce pays.

La Russie représente-t-elle une menace militaire ? Son budget militaire s'élève à 78 milliards de dollars, soit moins que les crédits de la défense français et allemand. Rappelons que le budget militaire américain est de 750 milliards de dollars et celui de la Chine, de plus de 200 milliards.

L'armée russe a montré qu'elle avait retrouvé une certaine robustesse à l'occasion de l'affaire syrienne, mais seulement 5 000 de ses soldats sont engagés en Syrie, soit un effectif à peine supérieur à celui de Barkhane au Sahel. Il faut y ajouter les compagnies de sécurité privées, notamment le fameux groupe Wagner présent en Syrie, en Libye et en République centrafricaine. Il s'agit d'une pratique ancienne, à laquelle les Américains ont largement recouru en Irak, où la moitié de leurs effectifs provenaient à un moment donné de la société Blackwater. Ces modes d'intervention dégradés sont inquiétants.

Il ne faut pas exagérer la puissance russe. Certes, la Russie a conservé un arsenal nucléaire, mais celui-ci est en cours de vieillissement. Peut-être ont-ils encore 5 000 ou 6 000 têtes nucléaires actives, qui pourraient être activées. Le traité New Start de réduction des armes stratégiques, signé avec les États-Unis, a plafonné ce potentiel à 1 500 têtes. En France, nous avons un peu moins de 300 têtes nucléaires, ce qui est largement suffisant pour détruire des dizaines de grandes mégalopoles...

L'armée russe est forte, en raison non pas tellement de son budget, mais plutôt de son savoir-faire. Cette armée, comme la nôtre, vaut pour son histoire et son savoir-faire, qui se transmet. Ces réalités dépassent les chiffres, même s'il est également important de pouvoir se doter d'armes nouvelles. D'après les déclarations de Vladimir Poutine, mais je n'ai pas pu vérifier ce point, les Russes disposent de missiles hypervéloces, dont la portée serait de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres. La vitesse de ces missiles est extrêmement rapide : le bouclier antimissile deviendrait alors un concept périmé.

Nous avons intérêt à trouver un substitut aux accords de limitation des armements qui datent de la fin de la guerre froide, pour que l'Europe reste un continent de paix et que nous ne vivions pas sous l'empire de la course aux armements à laquelle nous encouragent les Américains pour nous vendre leurs armes. Est-il dans notre intérêt d'acheter des milliers de drones, d'avions... ? Je ne me prononcerai pas sur ce sujet.

Sur le rôle de la Russie en Syrie et en Libye et sur la position de la France, il faut toujours en revenir aux principes : que défendons-nous et jusqu'où ?

En Syrie, l'opposition est majoritairement islamiste, et elle l'a toujours été. Les Frères musulmans ont été créés en Syrie en même temps qu'en Égypte, en 1928. Hafez El-Assad avait déjà à faire à une opposition islamiste qu'il a réduite sans ménagement. L'idée selon laquelle il y avait des islamistes modérés me paraît, pour ma part, assez problématique. En 2011, quand la Turquie a ouvert sa frontière et qu'il y a eu des désertions massives de l'armée syrienne, certains voulaient venir à bout du régime de Bachar El-Assad. C'est à cette époque que la Turquie a inauguré sa politique néo-ottomane, considérant que le dogme de la neutralité absolue à ses frontières était révolu et qu'elle pouvait prendre pied en Syrie. Les groupes armés de tendance islamiste étaient majoritaires et se rattachaient soit à Al-Qaïda, comme Jabhat al-Nosra et Jaïf al-Islam, soit purement et simplement à Daech. L'armée syrienne, quant à elle, avait été renforcée par les milices chiites et le Hezbollah, et comptait au total 150 000 hommes. L'affaire était extrêmement délicate, et l'intervention des Russes en Syrie en 2015 a fait pencher la balance, ce dont ils sont d'ailleurs très fiers, considérant qu'ils ont accompli avec peu de moyens un véritable fait d'armes. Le gouvernement syrien reconnu à l'ONU a récupéré les trois quarts de son territoire ; lui échappe simplement la région d'Idlib, occupée par des milices islamistes avec des troupes turques.

Du point de vue de la Turquie, le problème kurde domine tous les autres : 15 millions de Kurdes vivent dans ce pays et les Turcs ne veulent pas voir se créer en Syrie l'équivalent du Kurdistan irakien. Freinés par les Russes, les Turcs ont occupé une partie de la bande frontalière, une zone discontinue, occupée tantôt par des troupes turques, tantôt par des rebelles syriens, tantôt par des gouvernementaux syriens, tantôt par des forces arabo-kurdes, notamment à l'ouest. Les Américains ont retiré leurs forces spéciales, et nous avons fait de même.

En Syrie, la solution militaire est une chose, la solution politique en est une autre. Il faut reconstruire le pays, rédiger une Constitution et constituer un gouvernement dans lequel les Syriens puissent se reconnaître. Nous ne sommes pas en position de force pour imposer notre façon de voir. Le président de la République a désigné un envoyé spécial, M. François Sénémaud, qui était auparavant ambassadeur à Téhéran, pour suivre le dossier syrien. Militairement, l'affaire est réglée, sauf intervention américaine que je ne vois pas poindre à l'horizon. Les Américains ne veulent pas se réengager au Moyen-Orient, car ils considèrent qu'ils ont fait une erreur avec l'Irak et l'Afghanistan. En Syrie, ils sont allés assez loin, mais se sont retirés. Le président Trump me paraît être un partisan des interventions musclées, mais qui laissent une empreinte légère - je pense à l'assassinat du général Soleimani. Par empreinte légère, je veux dire qu'il ne met pas de soldats sur place. Dans le rapport de forces entre les États-Unis et l'Iran, l'Irak est évidemment un enjeu majeur. Le pays est aujourd'hui divisé entre, d'une part, un gouvernement et des milices chiites et, d'autre part, des manifestants, nombreux, qui ont été durement réprimés - plus de 400 morts -, mais qui veulent un Irak indépendant, si possible unitaire, laïc, et non l'Irak communautariste que leur ont légué les Américains. Vous le savez, c'est au prorata des communautés que le gouvernement est composé, une formule qui est aujourd'hui critiquée.

En Libye, l'intervention russe consiste à soutenir le maréchal Haftar, qui maîtrise la Cyrénaïque, à l'est de la Libye. J'ai cru comprendre que notre position n'était pas très éloignée, même si elle est plus prudemment exprimée. Le gouvernement est internationalement reconnu, mais il ne contrôle que quelques bandes du territoire libyen tout à fait à l'ouest. J'ai plutôt l'impression que l'intervention russe vise à reprendre pied en Libye et à imposer un deal à la Turquie, dans le cadre du rapport de forces entre ces deux pays.

Le Président de la République avait organisé, de manière méritoire, une rencontre entre le maréchal Haftar et M. El-Sarraj qui n'a pas donné de résultats, parce que la situation sur le terrain est complexe et que le maréchal Haftar a repris l'offensive. Moscou n'a pas non plus obtenu de résultat puisque M. Haftar est reparti sans avoir signé de document. J'hésite à m'avancer davantage sur le dossier libyen, qui peut être la porte d'entrée d'une déstabilisation majeure. Il est évident que les groupes qui ont créé le désordre au Mali étaient des milices de Kadhafi qui ont reflué et prétendu créer un territoire autonome de l'Azawad, en se mettant à dos l'ancienne génération, celle d'Iyad Ag Ghali, devenu le patron d'Ansar Dine.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion