Intervention de Annie Podeur

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 4 mars 2020 à 16h35
Arrêt et démantèlement des installations nucléaires civiles — Audition pour suite à donner à l'enquête de la cour des comptes

Annie Podeur, présidente de la deuxième chambre de la Cour des comptes :

Notre enquête a porté sur l'ensemble des installations nucléaires : à la fois les réacteurs, mais aussi les installations associées, y compris quelques installations gérées par le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA).

Ce rapport aborde des questions sensibles, à la fois dans le contexte de la fermeture de la centrale de Fessenheim, mais aussi au regard de l'impact sur la situation financière des exploitants de tout changement de réglementation ou de doctrine. La Cour a donc veillé dans ce rapport à respecter le secret des affaires, qui est protégé par la loi.

La phase d'instruction, très dense, s'est déroulée entre avril et octobre 2019, avec de nombreuses rencontres et visites sur le terrain. La phase de contradiction s'est déroulée entre novembre 2019 et janvier 2020 et a impliqué EDF, le CEA, la direction générale de l'énergie et du climat, la direction générale de la prévention des risques, l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et Réseau de transport d'électricité (RTE), à sa demande.

La France est dotée d'installations nucléaires de deux générations différentes. Toutes les installations nucléaires ont vocation à être arrêtées un jour. Celles de la première génération ont été arrêtées du fait de leur exploitant - sauf dans le cas de Superphénix. En revanche, l'arrêt des installations nucléaires de la deuxième génération est prévu par la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte qui plafonne la puissance installée à 63,2 GW et prévoit la réduction à 50 % de la part du nucléaire dans la production française d'électricité à une date qui a été reporté à 2035 par la loi relative à l'énergie et au climat.

Sur les 126 installations nucléaires de base que comptait la France au 31 décembre 2018, 36 sont arrêtées et en cours de démantèlement et 33 sont totalement démantelées et déclassées. Le démantèlement des installations de la première génération s'étendra jusqu'à la fin du siècle et celui des installations de la deuxième génération pourrait aller au-delà.

La Cour a fait huit principaux constats.

Le premier de ces constats est que la fermeture de Fessenheim est issue d'un processus de décision chaotique : depuis la promesse de fermeture par le président de la République en 2012, au fil des déclarations et des actes réglementaires, une certaine confusion a été entretenue sur les responsabilités respectives de l'État et d'EDF. Ce processus a finalement débouché en septembre 2019 sur la signature du protocole d'indemnisation et l'envoi, par EDF, de la déclaration d'arrêt.

Le deuxième constat est que la fermeture de Fessenheim est coûteuse pour l'État. Le protocole reste très imprécis et la Cour recommande donc que soient précisées ses modalités d'application par voie d'avenant. Le protocole reste en outre très favorable à EDF. Il prévoit en effet deux postes d'indemnisation. L'indemnité initiale couvre le coût d'anticipation des dépenses liées à la fermeture. Elle s'élève à 370 millions d'euros, mais son taux d'actualisation particulièrement élevé entraînerait, en cas de paiement échelonné jusqu'en 2024, un surcoût de 73 millions d'euros. C'est pourquoi la Cour recommande de verser à EDF dès 2020 l'intégralité de l'indemnité initiale. L'indemnisation sur les bénéfices manqués est essentiellement fonction de l'évolution des prix de l'électricité jusqu'en 2041 ; or aucun prix plafond n'a été fixé pour limiter le risque pour l'État. Enfin, l'État va devoir soutenir financièrement les collectivités territoriales concernées par des pertes de recettes fiscales ; les collectivités territoriales concernées considèrent que la question des versements au Fonds national de garantie individuelle des ressources (FNGIR) n'est pas résolue ; la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales s'est engagée à rouvrir ce dossier sensible.

Le troisième constat est que la trajectoire des fermetures des centrales existantes doit être anticipée. Notre parc de centrales nucléaires a été construit, pour l'essentiel, sur une courte durée d'une quinzaine d'années. Une durée de fonctionnement identique de tous les réacteurs conduirait à concentrer dans le temps tous les démantèlements et donc à un effet « falaise ». Un tel scénario ne serait pas soutenable et une trajectoire intermédiaire doit donc être définie. La PPE n'est prescriptive que jusqu'en 2028, or les enjeux vont bien au-delà. En outre, tout écart d'anticipation entre l'État et l'exploitant comporte un risque d'indemnisation comme on l'a vu avec Fessenheim. Il faut donc des documents de planification comportant des délais de prévenance suffisants. C'est pourquoi la Cour recommande de porter à quinze ans le volet relatif au mix électrique de la PPE et de renforcer corrélativement la Stratégie nationale bas-carbone (SNBC). Par ailleurs, la chronique des arrêts détermine le rythme des démantèlements, qui a lui-même des incidences sur la gestion des déchets et le cycle amont du combustible. La Cour recommande donc une meilleure articulation entre la PPE, le Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR) et une stratégie de démantèlement à dix ans.

Le quatrième constat est que les démantèlements en cours enregistrent des augmentations de coûts. Les exploitants ont en effet des obligations : le démantèlement immédiat « dans des délais aussi courts que possible » et « dans des conditions économiques acceptables » et l'assainissement complet - c'est-à-dire une totale remise en état qui permet le déclassement des zones nucléaires. Les exploitants ont aussi des contraintes tant techniques - liées à la complexité des opérations et à un faible retour d'expérience - que financières - la dotation annuelle du CEA est de 740 millions d'euros, EDF et Orano doivent provisionner les charges de démantèlement. En conséquence, les exploitants ont enregistré de très fortes augmentations des devis - un quasi-doublement entre 2013 et 2018. La Cour regrette qu'il n'existe aucun indicateur de performance qui permette de suivre la réalisation financière de ces opérations ; elle recommande donc d'établir des indicateurs de réalisation et de performance pour l'action 15 du programme 190 de la mission « Recherche et enseignement supérieur » relative aux projets d'assainissement et de démantèlement du CEA.

Le cinquième constat est que les stratégies de démantèlement des exploitants font apparaître des démarches d'assainissement variables et un allongement des délais. En effet, les exploitants limitent leur engagement et privilégient des scénarios de réutilisation industrielle du site : l'assainissement n'est alors plus complet, mais simplement poussé. On constate également un allongement des délais - + 66 ans en moyenne pour EDF pour les réacteurs à l'uranium naturel graphite gaz (UNGG) - qui conduit à alourdir le devis des opérations en raison des coûts supplémentaires induits d'entretien, de surveillance et d'exploitation - + 1,1 milliard d'euros pour le CEA par exemple. C'est pourquoi la Cour recommande de prendre davantage en compte, pour chaque réacteur UNGG, l'obligation de démantèlement « dans des délais aussi courts que possible », comme le prévoit le code de l'environnement.

Le sixième constat est que l'encadrement et le suivi réglementaire des démantèlements pourraient être plus efficaces. Les procédures administratives engendrent des délais souvent supérieurs à trois ans et la Cour recommande donc de simplifier la préparation et le contenu des décrets de démantèlement ainsi que de doter l'ASN d'un pouvoir de décision accru pour leur mise en oeuvre. Les autorités administratives semblent parfois en difficulté pour apprécier les arbitrages proposés par les exploitants. L'arbitrage politique doit être porté par la direction générale de l'énergie et du climat comme chef de file. Par ailleurs, on observe que la réduction sensible de la taxe sur les installations nucléaires de base à l'arrêt ou en cours de démantèlement, votée par le Parlement en 2017, n'incite plus les opérateurs à démanteler au plus vite les installations arrêtées.

Le septième constat est que l'évaluation des charges futures pourrait gagner en prudence et en exhaustivité. On ne part pas de rien : le montant des charges évalué par les trois exploitants s'établit à 46,4 milliards d'euros fin 2018, en hausse de 8,4 milliards d'euros par rapport à 2013, à périmètre constant. La loi prévoit qu'ils procèdent à ces évaluations sur un principe de prudence. La Cour recommande d'obtenir des exploitants qu'ils prennent mieux en compte les incertitudes et les aléas dans les évaluations de charges futures et dans leur financement. En outre, le périmètre des charges de long terme devrait être progressivement étendu aux dépenses de post-exploitation ou aux dépenses dites de période. Mais le coût de ce changement de périmètre est estimé à plus de 7 milliards d'euros pour EDF et 1 milliard d'euros pour Orano, c'est pourquoi un provisionnement progressif ou avec un délai particulier pourrait être envisagé.

Le huitième constat est que la sécurisation du financement mériterait d'être ajustée. La loi prévoit que les provisions actualisées des charges futures doivent être couvertes par la constitution d'actifs dédiés dont la valeur de réalisation doit au moins être égale à celle des provisions. De plus, ces provisions doivent obligatoirement être affectées à leur objet. La Cour recommande de faire porter l'encadrement réglementaire du taux d'actualisation utilisé pour le calcul des provisions des exploitations nucléaires sur le taux réel plutôt que sur le taux nominal. Les ministres compétents ont annoncé aux exploitants le passage en 2020 à un plafonnement du taux réel sur la base d'une référence moins sensible à la conjoncture : c'est une bonne chose. Nous avions également relevé que les provisions pour charges futures non liées à l'exploitation devaient être intégralement couvertes par des actifs dédiés avec un délai de retour à 100 % sur trois ans en cas de dépréciation de ces actifs - alors que les exploitants souhaitaient au moins cinq ans. La Cour suggère la mise à l'étude de critères complémentaires d'analyse des risques et d'adossement actif-passif : or les provisions pour charges futures du CEA qui ne sont pas couvertes par des actifs dédiés devront être supportées par les générations futures...

Je tiens à remercier l'équipe de contrôle présente à mes côtés aujourd'hui. Nous nous félicitons que certaines de nos recommandations soient a priori retenues par le Gouvernement et formons le voeu que ce rapport puisse contribuer à l'information de nos concitoyens si vous décidiez de le rendre public.

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