Intervention de Michel Aubouin

Commission d'enquête Combattre la radicalisation islamiste — Réunion du 3 mars 2020 à 15h50
Audition de M. Michel Aubouin ancien préfet

Michel Aubouin, ancien préfet :

Merci beaucoup pour votre invitation.

D'abord, je précise que je ne suis pas un spécialiste de l'islam et des questions de radicalisation. Mon expertise porte davantage sur les « quartiers », c'est-à-dire ces territoires enclavés de la République, qui sont de plus en plus impénétrables, voués à la délinquance et au crime, et régulièrement touchés par des émeutes. Ces quartiers ont été à la fois le coeur d'une partie de mon action de préfet et le centre de mon travail d'observateur.

J'ai une assez bonne connaissance d'environ 500 des 1 500 quartiers prioritaires de la politique de la ville, ce qui représente environ cinq millions d'habitants. Mes principaux observatoires en Île-de-France sont les cités de La Grande Borne et de Grigny 2 à Grigny. Je connais également les cités des Tarterêts à Corbeil-Essonnes, de Chanteloup-les-Vignes, de Mantes-la-Jolie, de Creil et d'Argenteuil.

Mon expérience personnelle repose sur les fonctions que j'ai occupées en tant que préfet dans les départements où se situent les villes dont je viens de parler, ainsi que sur les trois années que j'ai passées à l'Institut des hautes études de la sécurité intérieure (IHESI). J'y ai réalisé des études sur les émeutes urbaines, à une époque où le ministère de l'intérieur avait encore la volonté et les moyens de conduire des études et d'engager des recherches.

J'ai ensuite exercé les fonctions de directeur de l'accueil, de l'intégration et de la citoyenneté pendant quatre ans. À ce titre, j'ai mené des études sur l'islam et contribué, avec l'institut catholique de Paris et l'université de Strasbourg, à financer la formation des imams. Enfin, j'ai été inspecteur général de l'administration pendant près de quatre ans : j'ai alors réalisé plusieurs études sur des sujets en rapport avec la politique migratoire, les quartiers, l'islam ou la radicalisation musulmane.

Grâce à ces différentes expériences, j'ai accumulé un certain nombre de connaissances, qui ne sont ni exhaustives ni théoriques, mais qui me permettent de délivrer quelques vérités sur ces sujets.

Concernant la radicalisation en tant que telle, j'ai des réserves sur le terme lui-même. À mon sens, le mot est polysémique, ce qui pose deux difficultés : d'abord, cela n'aide pas à développer une pensée claire ; ensuite, cela rend complexe l'élaboration de règles de droit et de normes adéquates. En tant qu'acteur de terrain, je ne sais pas très bien ce qui distingue un individu radicalisé d'un individu qui ne le serait pas encore, ce qui, de mon point de vue, pose problème.

J'ajoute, fait étrange, que l'on parle souvent de radicalisation sans préciser qu'il s'agit de radicalisation islamiste, flou que l'intitulé de votre commission dissipe d'emblée.

D'après mon expérience, la radicalisation renvoie à deux phénomènes assez distincts l'un de l'autre.

Dans une première acception, la radicalisation coïncide avec une interprétation de l'islam par des courants fanatiques, qui prônent un djihad mortifère au nom de la pureté de la religion. En soi, cette première forme de radicalisation peut constituer un objet juridique, car le marqueur de la radicalisation correspond au passage à l'acte violent. Il existe une seconde forme de radicalisation qui est l'expansion d'un islam militant, qui considère que les prescriptions religieuses ont vocation à s'appliquer à l'ensemble du corps social. La rupture a lieu quand les individus considèrent que les prescriptions religieuses sont plus légitimes que les lois de la République. Pour moi, ces deux formes de radicalisation ne concordent pas, même si elles se recoupent parfois.

Ce qui distingue l'islam des autres religions, ce qui explique donc, selon moi, le caractère particulier de la radicalisation musulmane, c'est tout d'abord la notion englobante de Dar Al-Islam, c'est-à-dire la « terre d'islam » qui a vocation à s'étendre. L'islam se caractérise également par le concept de oumma, la communauté des croyants. Cette religion, pour des raisons davantage culturelles que théologiques, pose que la communauté prime sur l'individu, ce qui met en cause les fondements de notre culture politique.

Je voudrais rappeler trois éléments de contexte.

Premièrement, l'islam a profondément muté ces cinq dernières années.

Ainsi, « l'islam des caves » a totalement disparu : l'islam est très visible dans tous les territoires, installé dans l'espace public. La France compte 2 500 grandes mosquées, qui peuvent recevoir plus de mille fidèles lors de la prière du vendredi, soit plus de deux millions de fidèles au total, ce qui est un chiffre significatif. Certaines communes comptent même plusieurs grandes mosquées, parfois en centre-ville.

La construction de chaque mosquée a coûté en moyenne plus de 2 millions d'euros, si bien que l'ensemble de ces édifices religieux représente un capital financier de plusieurs milliards d'euros. En outre, les bâtiments comprennent souvent des écoles coraniques, des centres culturels, parfois des écoles, des collèges ou des lycées. Globalement, l'islam est donc riche : il crée des activités commerciales au travers notamment du hadj, des transferts de corps et du halal.

On parle souvent du financement étranger des mosquées françaises. Pour ma part, je crois que la plupart des mosquées construites aujourd'hui en France le sont grâce à des capitaux français. Cela montre que la puissance de l'islam n'est pas la même aujourd'hui qu'il y a dix ans.

Deuxièmement, l'islam s'est radicalisé, dans la mesure où une grande partie des musulmans observe l'ensemble des préceptes théologiques : les prières quotidiennes, le port du voile, la distance nécessaire entre les hommes et les femmes, le respect des interdits alimentaires, autant de règles qui inscrivent l'islam dans l'espace public. Pour dire les choses clairement, l'islam n'est plus une religion marginale en France.

La frange la plus radicale des musulmans augmente sans doute dans les mêmes proportions que le nombre total de musulmans. D'une certaine façon, la radicalisation islamiste profite de l'expansion générale de l'islam sur le territoire national. Contrairement à une opinion répandue dans nos instances nationales, je ne crois pas que les instances officielles de l'islam soient en mesure de réguler les manifestations de l'islam radical. Après tout, le protestantisme n'a pas non plus été capable d'endiguer la montée en puissance des évangélistes en France.

Troisièmement, l'islam n'est pas la seule religion dans les quartiers. Contrairement à une idée reçue, de nombreuses religions militent dans les cités. Dans le quartier de La Grande Borne à Grigny, l'église catholique parvient à rassembler 300 fidèles chaque semaine, des Français d'origine congolaise. En réalité, les religions sont toutes en expansion et se livrent à une concurrence féroce dans les quartiers. Cela étant, l'islam reste dominant dans beaucoup de territoires et y impose ses règles à l'ensemble des acteurs.

L'islam radicalisé regroupe, d'après moi, cinq populations différentes.

Tout d'abord, certains jeunes, issus de familles maghrébines, choisissent de rompre avec l'islam de leurs parents, qu'ils considèrent comme un islam dévoyé, un islam d'ouvriers ne respectant pas toutes les prescriptions.

Ensuite, on trouve de jeunes Français, d'origine non musulmane, à la recherche d'une autre forme de religiosité, plus pure, d'une fraternité qu'ils n'ont pas trouvée dans leur communauté d'origine.

Il existe également une population très intégrée, française, cultivée, qui voit dans l'islam communautaire le vecteur d'une identité propre au monde musulman. Certains de ces musulmans voient dans l'islam un instrument de promotion personnelle. Beaucoup jouent déjà un rôle politique à l'échelon local. Nombreux sont ceux qui travaillent dans l'éducation nationale, notamment parmi les professeurs de mathématiques, science reine de l'islam. Dans cette catégorie, on compte beaucoup d'adeptes de la pensée de Tariq Ramadan : ceux-ci pensent l'islam comme un objet politique et sont susceptibles de présenter des listes aux prochaines élections municipales.

Il ne faut pas oublier les familles récemment arrivées en France avec un islam nettement plus rigoriste que celui que l'on y pratique. Je pense en particulier aux familles afghanes, ou à la communauté tchétchène implantée en Alsace. Ces personnes migrent avec des pratiques religieuses parfois très éloignées des codes culturels français. À ce stade, nous n'avons pas trouvé de solution pour régler ce problème.

Au risque de vous choquer, je souhaite vous rappeler que la France accueille chaque année, depuis cinq ans, 10 000 jeunes réfugiés afghans. Ces 50 000 jeunes hommes, qui ont entre 18 et 25 ans, pourront bientôt faire venir une femme de leur pays d'origine, laquelle introduira une pratique religieuse très différente des nôtres. L'immigration, sous cet angle, est aussi une source de radicalisation islamiste.

Enfin, j'évoquerai une dernière population, peut-être la plus dangereuse, l'islam de la rédemption ou de l'interconnaissance, propre au monde du crime. Dans les prisons françaises où une grande majorité des détenus sont musulmans, de véritables organisations internes fondées sur l'islam se sont constituées. Cette religion a un caractère très structurant : ainsi, à Fleury-Mérogis, l'administration pénitentiaire m'a révélé avoir des correspondants musulmans pour chaque quartier de la prison.

De nombreux jeunes gens tombés dans la délinquance ont acquis une pratique religieuse en prison. Je prendrai l'exemple d'Amedy Coulibaly, jeune délinquant violent, qui s'est engagé dans la voie de l'islam radical après une première incarcération à Fleury-Mérogis. Ce type de profil est susceptible de passer à l'acte, notamment parce qu'il est issu du monde du crime.

J'aimerais également dire un mot de l'État. Même si je ne suis pas habilité à en parler, je pense que l'État est extrêmement mal organisé pour traiter de la question de la radicalisation. En tant qu'institution, il a toujours du mal à penser la question religieuse. Ce sujet est traité par le bureau des cultes du ministère de l'intérieur, dont le responsable est souvent un jeune administrateur civil, sorti de l'École nationale d'administration (ENA) depuis peu, qui ne possède pas de formation théologique et qui dirige un modeste bureau au fond d'un couloir du ministère. Sa principale mission consiste à s'occuper des salaires des prêtres concordataires. Comment avoir une vision générale de la religion en France avec une telle organisation ? Ce dispositif est pourtant reconduit d'année en année.

Le ministère de l'intérieur, qui est aussi celui des cultes, est très démuni sur ces sujets, car il ne commande plus aucune étude et ne fait plus aucune prospective. Sa politique est définie au jour le jour en fonction de l'actualité, ce qui empêche de prendre le recul nécessaire pour comprendre les grands phénomènes qui agitent la société française.

Je précise que, comme beaucoup d'entre vous probablement, je suis profondément laïc : j'estime par conséquent que l'État doit regarder les religions avec une certaine distance, ce qui ne doit pas l'empêcher de s'intéresser au fait religieux, qui s'insinue de plus en plus dans la société.

Je suis très étonné de constater que la religion est aussi répandue dans les banlieues. Pour prendre l'exemple de la ville nouvelle d'Évry, que je connais très bien, on y trouve l'ancienne plus grande mosquée d'Europe, la plus grande pagode d'Europe, la dernière cathédrale construite en Europe, mais aussi les lieux de culte de douze autres religions. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, la pratique religieuse n'a pas disparu. Au contraire, elle revient en force, non seulement parce la demande de spiritualité de la société s'accroît, mais aussi parce que l'immigration suscite de nouvelles formes de religiosité.

En conclusion, notre approche de la question de la radicalisation n'est pas assez globale. On traite les individus sans tenir compte des phénomènes sous-jacents. Au ministère de l'intérieur, on considère, de mon point de vue à tort, que la radicalisation est une pathologie qu'il faut traiter avec des instruments qui relèvent de la psychiatrie. C'est une erreur : il ne faut pas confondre la radicalisation islamiste, qui a ses ressorts propres, avec les mouvements sectaires, par exemple. Cela n'a strictement rien à voir.

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