Je vous remercie de votre invitation. Je ne prétends pas être un spécialiste de l'islamisme. Mais ayant choisi de traiter les questions de l'intégration et de l'assimilation dans mon cours cette année, j'ai également abordé celle de la désintégration. C'est un phénomène complexe et difficile à approcher, pour lequel Gilles Kepel, Olivier Roy et François Burgat nous proposent trois systèmes d'explication possibles.
Par ailleurs, je suis un démographe et un statisticien habitué aux grands nombres et donc moins à l'aise avec les notions de « minorités agissantes » et de « risques ».
Comme nous l'avait rappelé Dominique Schnapper, l'intégration à la société suppose une intégration de la société. Mais cette théorie a été modulée voire contredite par des chercheurs américains qui parlent d'intégration différenciée - segmented assimilation - : certains s'intègrent vers le bas, d'autres vers le haut. Cette intégration différenciée s'observe dans de nombreux pays.
La France est-elle un pays intégré ? La hantise de l'archipel - tel que développé par Jérôme Fourquet -, de la communauté, de la création de groupes allogènes difficiles à maîtriser, s'observe depuis très longtemps : il était reproché aux juifs en Alsace, à Bayonne, dans le Comtat venaissin, de vivre entre eux. À l'époque de Napoléon, les juifs étaient considérés comme des étrangers, car ils se mariaient entre eux, refusaient de manger avec les autres et ne travaillaient pas les mêmes jours que les autres. Napoléon avait eu l'idée de demander au rabbinat d'obliger les juifs à faire au moins un tiers de mariages exogames. Il avait posé douze questions à l'assemblée des notables et avait dicté à l'avance au Conseil d'État les réponses qu'il souhaitait obtenir à ces douze questions. La question du mariage avec les non-juifs est celle qui a le plus divisé. Napoléon souhaitait que soit recommandé le mariage à l'extérieur de la communauté, mais des conseillers d'État lui ont résisté afin qu'il n'y ait pas de loi d'exception pour un groupe particulier. Il y eut cependant le décret infâme de 1808, qui interdit aux juifs de s'installer dans le Haut-Rhin et le Bas-Rhin et de commercer si le maire le souhaite. Mais la moitié des préfets a demandé des exemptions. Finalement, les juifs se sont émancipés, car on les a laissés tranquilles. Ce rappel historique ne constitue certes pas un modèle, mais il est intéressant.
À chaque fois que l'on a tenté une assimilation pure et dure, cela a échoué : les Juifs les plus assimilés n'ont pas échappé à la persécution, les élites musulmanes les plus assimilées - comme Ferhat Abbas - n'ont pas obtenu la citoyenneté qu'ils ambitionnaient, etc. Une discussion sténographiée entre juristes de 1946, que j'ai retrouvée, est particulièrement intéressante à cet égard : alors que le Conseil d'État doit délibérer sur un projet de texte relatif à la naturalisation de certains groupes - les Nordiques - plutôt que d'autres - les Méditerranéens, les Orientaux -, René Cassin rappelle que les principes communs doivent s'appliquer à tous. Dans le discours de ses interlocuteurs, l'antienne des groupes allogènes réapparaît : les Espagnols et les Polonais, qui sont venus en France avec leurs prêtres et leurs journaux, sont cités.
Dans le premier temps de l'accueil, selon une vieille théorie sociologique américaine qui reste valable, les nouveaux venus ont une tendance très marquée à s'établir auprès de la diaspora déjà présente. La diaspora contribue à alléger le coût de l'insertion et notamment celui de l'obtention de l'information - sur le logement, l'emploi. En France, le logement social contribue à créer des concentrations géographiques dommageables à l'intégration. L'accueil communautaire est donc premier. Je rappelle qu'aux États-Unis, le terme community désigne la population ordinaire d'un lieu, alors que la France a rejeté la notion de communauté depuis la Révolution française. Quand je travaillais à l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), les communautés désignaient les personnes vivant en communauté : communautés religieuses, casernes, etc.
Comment s'émancipe-t-on ensuite de sa communauté ? L'État, le tissu associatif, les élus locaux, les collectivités, ont un rôle à jouer. Il faut laisser le choix aux gens : certains ont besoin de garder un lien avec leur nationalité d'origine - René Cassin évoque à cet égard des populations qui vivent loyalement en France tout en conservant un lien avec leur pays d'origine -, d'autres veulent s'assimiler - même si cela n'est pas toujours facile, car on les renvoie sans cesse à leurs origines. L'enquête Trajectoires et Origines de 2008 fait apparaître que près d'un quart de la population française est immigrée ou enfant d'immigré. La prochaine enquête, qui remontera jusqu'aux grands-parents et permettra ainsi d'étudier la troisième génération, devrait montrer qu'un tiers de la population française a un lien avec l'immigration - c'est-à-dire au moins un grand-parent immigré.
Ces enquêtes montrent que plusieurs phénomènes font obstacle à l'intégration. La seconde génération s'est présentée sur le marché du travail au moment où le chômage de masse s'est développé. Les indicateurs d'intégration suivis par l'Insee et par l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) indiquent que cette génération rencontre davantage de problèmes d'intégration que la première : cette situation est paradoxale, car cela devrait être l'inverse. Parmi les indicateurs objectifs, on étudie le taux d'emploi ou la réussite scolaire. Certes, le taux d'éducation a augmenté - et l'illettrisme a disparu -, mais le taux d'emploi reste inférieur. La fin de l'immigration de travail a rompu le lien entre immigration et emploi.
L'OCDE pointe très fortement dans ses synthèses que la France retarde l'entrée des nouveaux venus sur le marché du travail, et pas seulement des demandeurs d'asile. Si l'on étudie la répartition des titres de séjour en France par rapport à ce qui se passe à l'étranger, il apparaît que la France surutilise le motif familial, au sens large. Certes, le regroupement familial stricto sensu ne concerne que 11 000 personnes par an sur les 270 000 titres accordés annuellement, en raison notamment des contraintes imposées - taille du logement, niveau de ressources, etc. - et de leur durcissement régulier. Les personnes finissent par obtenir un titre pour motif familial, alors que dans d'autres pays elles auraient obtenu un titre de travail par exemple. Elles attendent donc très longtemps avant d'obtenir leur titre et se mettent parfois dans des situations irrégulières. Nous sommes face à un paradoxe : en France, 30 à 40 % des personnes en situation régulière sont passées par une situation d'irrégularité. La France est un des pays qui retardent le plus l'intégration de départ : cela peut provoquer des réactions négatives et des frustrations. Je ne dis pas que c'est le terreau du radicalisme, mais cela existe.
Les enquêtes de l'Insee et les testings montrent l'ampleur des discriminations. C'est un phénomène observé dans l'ensemble du monde occidental qui se traduit par une réduction moyenne de 30 % des chances d'embauche. En France, ce pourcentage est variable selon les origines : avec des origines maghrébines ou subsahariennes, ce taux dépasse 50 %. Cela crée des frustrations considérables. L'étude de Fabien Jobard, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), sur les contrôles de police au faciès dans les lieux publics parisiens les plus fréquentés atteste également cette discrimination : en moyenne, à Châtelet, à la Fontaine des Innocents, sur le quai du Thalys ou dans le grand hall de la Gare du Nord, vous avez quatre fois plus de chances d'être interpellé si vous êtes noir ou arabe - et même douze fois plus à certaines heures ! Même si vous êtes en tenue de ville et non coiffé d'une capuche...
Depuis 2003, l'Insee est autorisé à collecter, pour les besoins de son enquête sur l'emploi, des données sur la première nationalité et le pays de naissance de l'individu et de ses parents, ce qui permet d'étudier les discriminations.
Ces phénomènes constituent une toile de fond importante, me semble-t-il, pour aborder la question qui vous occupe.
En dépit de leurs différences et de leurs querelles, Gilles Kepel, Olivier Roy et François Burgat ont beaucoup en commun. Gilles Kepel et Olivier Roy sont convaincus de l'importance de la déstructuration de la famille, de l'absence du père, de la marginalisation sociale. Mais Gilles Kepel s'intéresse davantage aux circuits de prédication religieuse et de financement, tandis qu'Olivier Roy analyse une jeunesse en rupture comme à chaque génération - ce qu'il appelle le nihilisme. Quant à François Burgat, il considère que l'islam n'est qu'un habillage - un lexique et non pas une grammaire - et analyse plutôt un clash de civilisation : le monde musulman aurait développé une haine contre le monde occidental qui remonte au moins à la campagne d'Égypte et au massacre de 3 000 prisonniers ottomans par Bonaparte à Jaffa. Les historiens attachent effectivement désormais de l'importance à croiser les points de vue pour comprendre la position des autres acteurs. Cette approche n'est partagée ni par Gilles Kepel ni par Olivier Roy qui la critiquent très directement. L'explication de type psychosocial est acceptée par Gilles Kepel ; elle est très forte chez Olivier Roy. Pour François Burgat, dans leur contentieux historique avec l'Occident, les musulmans choisissent leur propre langage, l'islam ; mais cette théorie fait probablement trop peu de cas de la spécificité du religieux qui n'est pas la simple ventriloquie d'autres forces sociales et politiques.
Nous avons beaucoup de progrès à faire sur l'immigration, notamment sur la question de l'accès au travail. Les rapports de l'OCDE sont extrêmement clairs à ce sujet. Le décrochage scolaire de la seconde génération que l'on observe en France est l'un des plus forts d'Europe, comme le montre l'étude du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA). Des actions doivent être menées en ces domaines.
Certes, il faut aussi lutter contre les petits foyers de radicalisation, mais cela ne suffira pas : il faut agir sur la toile de fond.