Intervention de Patricia O'Brien

Groupe de suivi Retrait du Royaume-Uni et refondation de l'UE — Réunion du 25 février 2020 à 15h30
Audition de s. e. Mme Patricia O'brien ambassadeur d'irlande sur les modalités de mise en oeuvre du protocole sur l'irlande et l'irlande du nord annexé à l'accord sur le retrait du royaume-uni de l'union européenne

Patricia O'Brien, ambassadeur d'Irlande en France :

Je vous remercie. Je me souviens des échanges que nous avions eus en avril 2018. L'intérêt que vous portiez à mon pays nous a alors beaucoup rassurés. Au cours de ces deux dernières années, j'ai apprécié de pouvoir compter sur votre soutien tout au long du processus du Brexit. J'aimerais maintenant évoquer ce qui a été accompli jusqu'à présent, ainsi que les défis à venir.

Je souhaiterais tout d'abord évoquer la situation politique actuelle en Irlande. Au début du mois de février 2020 s'y sont tenues des élections législatives. Deux grands partis ont historiquement dominé la vie politique irlandaise, le Fianna Fáil, et le Fine Gael. Les résultats de ce scrutin sont à marquer d'une pierre blanche. En effet, pour la première fois, un autre parti, le Sinn Féin, est arrivé en tête en nombre de voix. Aucun des partis politiques n'a cependant obtenu une majorité suffisante pour former un gouvernement, et des pourparlers sont toujours en cours pour former une coalition. Par ailleurs, le Sinn Féin entend voir les 6 comtés d'Irlande du Nord, qui appartiennent actuellement au Royaume-Uni, rejoindre les 26 comtés de la République d'Irlande pour former une Irlande unie. Ces dernières semaines ont vu se développer de nombreuses spéculations quant aux possibilités d'unification de l'île.

Néanmoins, les sondages d'opinion soulignent que les électeurs irlandais ayant voté pour le Sinn Féin l'ont fait avant tout parce qu'ils sont préoccupés par les questions du logement et de la santé, bien avant de l'être par celles de l'unification ou du Brexit. Reste à savoir si le Sinn Féin fera ou non partie du gouvernement, et quelle sera la position de celui-ci sur la question de l'unification. Dans tous les cas, l'accord du Vendredi saint restera quoiqu'il arrive le cadre obligé de toute discussion sur l'unification.

Il faut souligner qu'après le résultat du référendum anglais en faveur du Brexit, la principale préoccupation de l'Irlande a été l'Irlande du Nord. L'Irlande craignait que ce départ n'engendre de sérieux problèmes, sur un sujet aussi sensible que la paix et la sécurité qu'avaient permis d'établir les accords du Vendredi saint depuis une vingtaine d'années. Dès les débuts du processus du Brexit, le gouvernement irlandais a affirmé clairement que la situation en Irlande du Nord exigeait une solution spécifique. Nous sommes très heureux que l'Union européenne nous ait entendus sur ce point, et en ait fait une priorité lors des négociations.

Lors de nos échanges d'avril 2018, nous cherchions déjà une solution à même de répondre à trois questions essentielles. La première tient aux moyens de protéger la paix et la sécurité qu'avait permises la signature de l'accord du Vendredi saint en 1998. En outre, il s'agissait d'éviter le retour d'une frontière entre les deux Irlande, élément capital de la paix en Irlande du Nord. Enfin, l'intégrité du marché unique devait être garantie, et notamment la protection des consommateurs du point de vue de la santé publique et vétérinaire.

Il n'a pas été facile de répondre à ces trois objectifs. Il faut néanmoins souligner que l'Union européenne, et notamment Michel Barnier, n'ont pas ménagé leurs efforts. Différentes solutions ont été explorées au cours des négociations, permanentes ou temporaires, spécifiques pour l'Irlande du Nord, ou générale pour l'ensemble du Royaume-Uni. L'Union européenne a fait preuve d'une grande flexibilité, en examinant toutes les possibilités. Le Royaume-Uni s'est notamment vu accorder des délais supplémentaires pour parvenir à une solution. En novembre dernier, une réunion entre notre Premier ministre et Boris Johnson a permis d'aboutir à l'élaboration d'une solution viable par Michel Barnier et son équipe. Cette solution a été exposée en détail dans le protocole sur l'Irlande et l'Irlande du Nord, qui fait partie de l'accord de retrait conclu entre l'Union européenne et le Royaume-Uni.

Nous sommes heureux que cette solution réponde à tous les objectifs que nous nous étions fixés. Tout d'abord, elle préserve le processus de paix en Irlande et l'accord du Vendredi saint. De plus, elle évite la réintroduction d'une frontière physique sur l'île. Par ailleurs, elle sauvegarde l'intégrité du marché unique. En outre, elle préserve la place de l'Irlande du Nord dans le marché intérieur du Royaume-Uni. La Commission européenne a reconnu que cette solution est complexe, mais opérationnelle. Elle permet à l'Irlande du Nord de rester sur le territoire douanier du Royaume-Uni, tout en bénéficiant de l'accès au marché unique. Il ne s'agit pas d'une solution temporaire, mais permanente. Elle laisse de plus aux représentants élus d'Irlande du Nord le choix de continuer ou de suspendre son application. Elle prévoit également que la frontière entre les deux Irlande demeure ouverte et invisible.

Bien entendu, des contrôles douaniers seront effectués sur les marchandises entrant dans le marché unique en provenance du Royaume-Uni, qui sera un pays tiers au regard des échanges commerciaux. Ceux-ci seront notamment vétérinaires et réglementaires. Leurs modalités pratiques seront définies par une commission mixte, réunissant des représentants de l'Union européenne et du Royaume-Uni. Ainsi, l'Union s'assurera que les marchandises en provenance du Royaume-Uni entrant en Irlande du Nord et destinées au marché européen répondent bien à ses normes de qualité. Il s'agit d'un élément clé pour protéger le marché unique.

Nous sommes très attachés à sa protection, qui a été l'une de nos principales préoccupations tout au long de la phase de négociation. Nous travaillerons donc en étroite collaboration avec la Commission européenne, pour veiller à ce que les mesures de protection du marché unique prévues dans le protocole soient pleinement mises en oeuvre. Michel Barnier s'est rendu en Irlande et en Irlande du Nord, et nous a rassurés quant au fait qu'il s'agirait également d'une priorité pour lui. Il sera très vigilant quant à l'application intégrale du protocole sur l'Irlande du Nord. Sa déclaration sur l'accord de retrait a été à ce titre très explicite.

J'ai bien conscience de l'importance de cette question pour la France. Vous êtes désormais notre plus proche voisin au sein de l'Union européenne. Je sais que les autorités françaises seront également vigilantes à ce que l'intégrité du marché unique soit préservée. Nous serons également attentifs quant à la mise en oeuvre des autres volets du protocole sur l'Irlande du Nord, y compris la protection des droits de ses citoyens, qui bénéficient d'un statut unique, garanti par l'accord du Vendredi saint. Ils peuvent en effet choisir d'être Britanniques, ou Irlandais, ou les deux. Cette liberté a été fondamentale pour le respect de l'identité de chacune des communautés d'Irlande du Nord. Le protocole la protège. Les personnes nées en Irlande du Nord qui choisissent d'être citoyens irlandais seront donc toujours des citoyens de l'Union européenne, et celle-ci veillera à ce que leurs droits soient respectés. Il s'agissait d'un des éléments clés de l'accord de retrait, qui protège également les droits des citoyens français vivant au Royaume-Uni.

L'Irlande se réjouit qu'une solution ait été trouvée au regard de la spécificité de l'Irlande du Nord. Bien entendu, sa sortie de l'Union européenne aura des répercussions importantes. La vie ne sera plus la même. Je me félicite néanmoins qu'au début de cette année, après trois ans de paralysie et de négociations laborieuses, les institutions régionales de partage du pouvoir en Irlande du Nord aient été rétablies. Cela lui offrira un véritable droit de regard sur la prochaine phase du Brexit, ce qui n'avait pas été le cas lors de la première.

L'accord de retrait a permis au Royaume-Uni de sortir de façon ordonnée de l'Union européenne à la fin du mois dernier. Il nous laisse également onze mois pour construire une nouvelle relation. Il est primordial de réussir, afin d'élaborer le meilleur cadre possible pour coopérer avec notre voisin et ami. Avec l'Union européenne, l'Irlande du Nord s'efforcera d'établir la relation la plus étroite et la plus large possible. Cette relation doit reposer sur un juste équilibre entre droits et responsabilités.

Pour l'Irlande, il est essentiel d'entretenir de bonnes relations avec le Royaume-Uni. Nous sommes très étroitement liés dans le domaine des échanges commerciaux, et en matière de circulation des personnes. Le Royaume-Uni est pour l'Irlande le plus gros marché à l'export dans le secteur agroalimentaire, et réciproquement. En 2018, près de la moitié de nos exportations agroalimentaires ont été à destination du Royaume-Uni. Pour certains secteurs, tels que la fungiculture, il s'agissait de la quasi-totalité. La moitié de nos importations agroalimentaires proviennent également du Royaume-Uni. C'est pourquoi nous souhaitons vivement parvenir à un accord garantissant les relations les plus étroites entre l'Union européenne et celui-ci.

Néanmoins, cela ne saurait se faire à n'importe quel prix. Le Royaume-Uni ne peut se voir offrir l'accès au marché unique, s'il entend nous soumettre à une concurrence déloyale en matière d'aides d'État ou de normes sociales et environnementales. Les règles du jeu doivent être équitables. L'Irlande en fait une priorité, comme la France. Je me réjouis que le mandat de négociation aujourd'hui adopté par les ministres de l'Union européenne à Bruxelles l'indique très clairement. Il ne sera pas facile de parvenir à un accord. Généralement, l'élaboration d'accords globaux exige du temps. Cela constituera donc pour nous un défi unique. Néanmoins, l'Irlande ne reverra pas ses ambitions à la baisse, en raison du calendrier. L'Union européenne doit défendre ses valeurs essentielles. Outre l'accord de libre-échange en matière de marchandises, les principales priorités de l'Irlande sont la coopération dans le domaine de la justice et de la sécurité, l'échange de données, et compte tenu de notre situation géographique, l'interconnectabilité des transports.

Enfin, le dossier de la pêche est particulièrement important et constitue une priorité aussi bien pour la France que pour l'Irlande. Les pêcheurs de ces deux pays sont en effet tributaires de l'accès aux eaux britanniques. Plus d'un tiers de la totalité des arrivages de poisson en Irlande provient de celles-ci, et un quart pour la France. Il est donc impératif de préserver l'accès réciproque aux eaux britanniques. L'Irlande sera un allié fiable sur cette question. Nous veillerons à ce que tout accord futur garantisse bien cette disposition fondamentale.

Il existe malheureusement un risque que nous ne parvenions pas à un accord avec le Royaume-Uni d'ici la fin de l'année. L'Irlande, tout comme la France, continue à se préparer à cette éventualité. En tout état de cause, il est clair que quelle que soit l'issue des négociations, la vie sera différente. Le Royaume-Uni commercera désormais avec l'Union européenne au titre de pays tiers. Des contrôles et des vérifications seront obligatoires. Le Brexit aura également un impact sur les marchandises circulant entre l'Irlande et l'Union européenne à travers le landbridge que constitue le Royaume-Uni. Nous estimons à 22 milliards d'euros la valeur des marchandises ainsi acheminées. Elles le sont à travers 150 000 passages par an, principalement constitués de poids lourds partant de Calais, passant par Douvres, le pays de Galles, et arrivant finalement en Irlande. Cet itinéraire est important pour de nombreux exportateurs européens. Nous travaillons en étroite collaboration avec les autorités françaises et européennes pour faire en sorte que ce mode de transport continue à fonctionner le plus efficacement possible. Nous nous employons également à renforcer les liaisons maritimes directes entre l'Irlande et la France. Les ports de Roscoff et de Cherbourg en accueillent déjà.

Le mois dernier, le Premier ministre irlandais a rédigé une tribune libre à l'intention des pays européens, les remerciant de leur solidarité avec l'Irlande tout au long du processus du Brexit. Il a déclaré : « Je tiens à remercier tous les dirigeants européens qui ont fait leurs les préoccupations irlandaises, et se sont tenus à nos côtés pour parvenir à un accord qui protège la paix durement gagnée sur l'île d'Irlande. Merci aux citoyens européens qui ont compris nos craintes, et ont pris nos espoirs à coeur ».

Je reprends ces propos, car ils s'appliquent particulièrement à la France, et à vous, membres de ce groupe de suivi. Je tiens à vous remercier au nom du peuple irlandais pour la solidarité dont vous avez fait preuve à notre égard. Parfois les citoyens des petits pays craignent d'être absorbés lorsqu'ils rejoignent de grandes organisations telles que l'Union européenne. Ces dernières années ont prouvé, une fois de plus, que l'Union européenne est une union des nationaux, aussi bien que de peuples. Elle est une union dans laquelle les petits États sont protégés et respectés. Nous avons vu la force et l'unité de l'Union européenne, et compris tout ce que nous pouvons réaliser lorsque les 27 États membres réfléchissent ensemble, oeuvrent de concert, et partagent de mêmes objectifs. L'unité que nous avons affichée ces dernières années devrait nous inspirer à l'avenir, au cours des négociations sur le Brexit, ou dans d'autres sphères de notre action.

Le Brexit demeurera une question majeure pour l'Union européenne au cours des prochaines années. Il ne fait cependant aucun doute que l'Union devra également faire face à d'autres défis mondiaux : le changement climatique et la transition écologique ; les flux migratoires ; la transition technologique ; l'évolution de la structure du commerce mondial. Sur toutes ces questions, l'Irlande est impatiente de jouer pleinement un rôle constructif aux côtés de ses partenaires européens. Si notre voisin le plus proche a quitté l'Union, l'Irlande, elle, demeure en son coeur. De tous les États membres, ses citoyens sont ceux qui font preuve du plus grand soutien à la construction européenne. L'Irlande entend travailler étroitement avec la France pour relever les défis auxquels l'Europe est confrontée. L'année dernière, nous avons adopté une nouvelle stratégie pour la France, dans le but de renforcer et d'approfondir encore davantage nos relations. Cette stratégie s'appuie sur la longue histoire, et les affinités communes entre nos deux pays. Nous voulons nous tourner vers l'avenir, et identifier des projets sur lesquels travailler ensemble pour notre bénéfice mutuel. Des projets comme l'interconnecteur celtique, qui s'étendra de l'Irlande à la Bretagne, et fournira ainsi en électricité nos deux pays. Je me réjouis de travailler avec vous au cours des prochaines années, dans la perspective de réaliser nos objectifs au sein d'un partenariat encore plus dynamique et florissant.

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