Madame la présidente, Mesdames les sénatrices, merci de votre invitation.
Je me permets, dans un premier temps, de tenir un propos plus général, tout d'abord parce que je suis moins spécialiste que Mathilde Guergoat-Larivière des inégalités femmes-hommes. Cela permettra également de prendre du recul afin de comprendre dans quel contexte la question des pensions des femmes se pose en particulier. Je centrerai mon intervention sur ce que je connais le mieux, à savoir la question des « gagnantes » et des « perdantes » de la réforme et les inégalités d'un point de vue global.
Pour commencer par une appréciation générale, si nous nous demandons ce qui doit être réformé dans le système de retraite français, qui globalement fonctionne plutôt bien, les deux éléments les plus importants seraient la situation des femmes et le cas des polypensionnés. J'y ajouterai également la question du financement à long terme.
Toutefois, la réforme ne répond pas à ces enjeux, quels que soient les bénéfices ou les lacunes que chacun peut lui trouver. Si nous prenons du recul sur l'histoire du système français, nous observons que ce dernier a été pensé et construit, réforme après réforme, sur une carrière type, qui est la fameuse carrière complète de 37,5 ans, puis 40 ans puis 42 ans. Cette carrière type correspond à une carrière masculine. Les critères qu'il faut remplir pour avoir une pension à taux plein sont ceux d'une carrière masculine. Or il existe des inégalités de salaire et de carrière entre les femmes et les hommes. La prise en compte du salaire et de l'ensemble de la carrière démultiplie ces inégalités. C'est la raison pour laquelle les inégalités de pension sont supérieures aux inégalités de salaires, car les pensions intègrent l'ensemble d'un parcours professionnel ce qui amplifie les inégalités.
Par conséquent, on a conservé cet idéal type masculin et on essaie d'y apporter des mécanismes de correction. La situation actuelle découle de ce raisonnement, tout comme la réforme. Toutefois, avec cette stratégie, on ne peut pas obtenir de résultat satisfaisant, qu'il s'agisse de la Suède ou de la France. Une telle logique aboutit forcément à des retraites qui sont plus inégalitaires que les salaires. Or l'objectif minimal d'une réforme serait de ne pas amplifier les inégalités de salaire lors de la retraite.
En outre, il faut penser la réforme dans le temps afin d'évaluer ses effets concrets. Trois périodes se distinguent. De 2022 à 2037, il n'y aura pas de système universel. La réforme entrera en oeuvre avec des mesures d'âges (âge pivot ou autre) qui seront fixées lors de la conférence de financement. Ces mesures, pour l'essentiel, feront des perdants et des perdantes, à moins que l'on revienne sur l'âge d'annulation de la décote à 67 ans, ce qui aura un impact marginal. Il est question de diminuer progressivement l'âge de la décote dans le cadre de la mise en place de l'âge pivot. Actuellement, 19 % des femmes liquident leur pension à 66 ans afin de ne pas être sur pénalisées par la décote. Cela pourrait être un aspect positif, mais il demeure marginal. Sur l'ensemble des retraités, nous observerons néanmoins des pertes importantes du fait des mesures d'âge.
Ensuite, à partir de 2037, les personnes qui prendront leur retraite auront une partie de retraite à points. Cette période sera de douze ans sur quarante-trois pour les personnes qui partiront en 2037. Par conséquent, nos discussions restent fortement prospectives. La première personne qui relèvera exclusivement du nouveau système de retraite par points partira à la retraite en 2065 ! Ces échéances permettent de prendre de la distance avec les débats actuels et de souligner qu'il ne faut pas s'en remettre à la réforme du système des retraites pour résoudre les inégalités femmes-hommes. D'autres mesures plus urgentes devront être prises.
S'agissant des gagnantes et des perdantes, de nombreux universitaires attendaient beaucoup de l'étude d'impact, car ils n'avaient pas eu d'élément avant pour apprécier les conséquences de la réforme. Celle-ci comporte énormément de mécanismes. Pour passer d'un système à l'autre, il existe trop de paramètres pour pouvoir penser in abstracto. En effet, l'interaction entre les paramètres produit des effets incertains. Il faut donc faire une micro-simulation sur des échantillons réels, dont nous disposons, allant de 60 000 à 100 000 personnes.
La concertation avec les partenaires sociaux aurait dû porter sur cela. Il n'est pas possible de demander aux partenaires sociaux ce qu'ils pensent d'un seul paramètre. Il faut qu'ils puissent constater les effets de la combinaison de ces paramètres, notamment sur les femmes. N'ayant pas eu communication de ces éléments en amont, et ce alors que l'administration les possède, nous attendions que ces simulations ressortent de l'étude d'impact. Or cela n'est pas le cas. L'étude d'impact ne contient pas de simulation sur des échantillons significatifs. Les résultats sont si agrégés qu'ils ne sont pas lisibles. De plus, l'étude comprend une poignée de cas types dans lesquels les enfants ont été gommés. Cela explique que je n'aie pas de réponse formelle aux questions que vous nous posez. Il aurait fallu que l'étude d'impact les documente.
Pourquoi ne peut-on pas dire que les femmes sont les grandes gagnantes de la réforme ? Il convient de distinguer tout d'abord deux notions : le niveau de pension et l'inégalité. Si l'on s'attarde uniquement sur le critère d'inégalité, on arrive à des énoncés paradoxaux. Il est prédit qu'à l'avenir, les taux de remplacement des pensions décrocheront de 20 à 30 % à l'horizon 2050. Pour une carrière complète, un salarié part aujourd'hui en retraite avec 75 % de son salaire. En 2050, ce niveau sera plutôt de 55 %. Le niveau de vie des retraités sera donc nettement en baisse. La réforme accentue un trait déjà existant.
On peut donc considérer que les personnes dont les pensions baissent moins vite sont des gagnantes. Toutefois, cet énoncé reste relatif, car il faut examiner la question des gagnants et des perdants à cette aune. Les études intéressantes réalisées par l'Institut des politiques publiques se basent sur des niveaux de pension constants. Or on connaîtra en réalité une décroissance généralisée. Par conséquent, la question qui se pose est de savoir quelles pensions baissent plus ou moins vite. La décroissance est conditionnée à l'âge de départ. Si l'on part en retraite plus tard, le niveau de la pension baisse moins. En revanche, l'hypothèse selon laquelle les personnes partiraient si tard que les pensions augmenteraient n'est ni crédible ni documentée. Il n'est pas possible de combiner la hausse du nombre de retraités, un budget constant et des pensions en hausse du fait des comportements individuels de départ en retraite.
Aujourd'hui, si l'on regarde la distribution des pensions, certaines femmes, et notamment les plus âgées, n'ont presque pas eu de carrière. Environ 45 % des femmes ont des pensions inférieures à 1 000 euros. Les études ayant montré que la réforme était plutôt favorable aux pensions les plus basses, et donc aux femmes, ne prennent pas en compte les mécanismes de solidarité. L'étude réalisée par l'Institut des politiques publiques montre que les personnes ayant des pensions de l'ordre de 200 euros y gagnent à coup sûr, avant prise en compte des mécanismes de solidarité. À partir d'un niveau de pension de 1 000 euros, qui est le niveau médian, nous obtenons une moitié de perdants et une moitié de gagnants. Il en va de même pour la situation des femmes :je ne peux pas vous dire si les femmes gagnent ou perdent. La réforme fait évoluer de nombreux facteurs. Je peux identifier des zones d'inquiétude sur des situations particulières, mais il faudrait réaliser une simulation d'ampleur pour savoir si les femmes gagnent ou perdent avec cette réforme.
Pour la plupart des femmes qui ont les pensions les plus basses, la question la plus importante n'est pas celle du mode de calcul (à points ou en annuités), mais celle des minima, et en particulier du minimum de pension et du minimum vieillesse (ASPA). Le montant du minimum de pension est crucial, mais la réforme n'en offre pas d'amélioration. Actuellement, le minimum de pension est conditionné à un seul critère, à savoir le taux plein, qui peut être atteint par la durée, par des dispenses ou par le fait d'atteindre l'âge de 67 ans. Dans la réforme, deux critères sont retenus : la durée et l'âge d'équilibre. Il faudra donc avoir 65 ans pour la génération de 1975 et 67 ans pour la génération de 1999 pour être éligible au minimum de pension. Une fois que cet âge est atteint, le minimum de pension se déclenche en étant proratisé sur la durée.
L'étude d'impact envisage le cas d'une personne qui a quarante-trois ans de cotisations. Cette personne peut partir à taux plein à 62 ans dans le système actuel, mais elle devra attendre 65 ans avec la réforme. À nouveau, je ne peux pas vous indiquer de proportion entre les perdantes et les gagnantes.
Par ailleurs, la plupart des femmes ont des carrières incomplètes, même si cela évolue. Cela soulève une inquiétude sur les durées de carrière, car le seul cas où la durée reste un critère dans le cadre de la réforme est l'éligibilité aux minima de pension. Il est possible que le compteur de durée mis en place dans la réforme soit moins favorable du fait de la disparition de la majoration de durée d'assurance et de la moindre prise en compte des périodes de chômage et d'inactivité. Ces périodes pourront rapporter moins de points, et donc moins de durée. Pour une carrière équivalente, certaines femmes pourraient se retrouver avec un temps de cotisation plus faible après la réforme, ce qui soulève des inquiétudes.
De nombreuses femmes ont aujourd'hui des pensions incomplètes de 200, 300 ou 500 euros. Certaines d'entre elles bénéficient du minimum vieillesse parce qu'elles sont seules. D'autres sont en couple avec un conjoint qui perçoit une pension. Étant donné que l'ASPA est familialisée, les femmes dans ce cas n'ont pas d'autres ressources. Une suggestion serait donc l'individualisation de l'ASPA. Si vous avez 200 euros de retraite parce que vous n'avez pas eu de carrière et que votre conjoint perçoit 1 200 euros de retraite, vous vivez à deux avec 1 400 euros. Le jour du décès du conjoint, vous touchez l'ASPA, soit environ 900 euros. Il faudrait donc individualiser le minimum vieillesse. J'observe d'ailleurs une forme d'asymétrie, car l'ASPA n'est pas conditionnée au mariage, contrairement à la pension de réversion.
Plus spécifiquement, certains profils m'inquiètent dans les dispositions de la réforme et j'aurais voulu voir des simulations sur ces cas. Les femmes qui partent en retraite à l'âge d'annulation de la décote pourront sans doute partir plus tôt avec la réforme, car elles n'auront pas de bonne raison d'attendre 67 ans. Elles seront plutôt gagnantes. Les perdantes seront alors les femmes avec enfant(s) qui atteignent une carrière complète tôt. Ces cas types ont été publiés par Le Parisien dans un article daté du 24 janvier 2020, intitulé « Réforme des retraites : pourquoi les mères ne sont pas si gagnantes » et non par l'étude d'impact. Aujourd'hui, des femmes partent à taux plein à 62 ans du fait d'avoir eu des enfants. Cette possibilité pourrait disparaître avec la réforme, qui supprimer les MDA.
De plus, le temps partiel soulève une réelle interrogation. Si le temps partiel a lieu durant toute la carrière, la réforme ne change probablement rien. Lorsque le temps partiel dure pendant quelques années, le système actuel les neutralise, car cette période ne figure pas dans les meilleures années. Si l'on observe toute la distribution des revenus, il est vraisemblable que les pensions seront plus ramassées et qu'il y aura moins d'inégalités dans le nouveau système. En revanche, si l'on compare deux femmes ayant eu exactement la même carrière, sauf deux années de temps partiel pour l'une et pas l'autre, la réforme pénalise davantage celle ayant travaillé à temps partiel, même ponctuellement. Aujourd'hui, deux années de temps partiel n'ont presque pas d'impact sur la retraite. Le même mécanisme est observé pour le chômage, a fortiori pour le chômage non indemnisé. La question des inégalités est donc multiple.