Vous savez que nous ne sommes pas, en général, favorables aux ordonnances qui dessaisissent le Parlement de ses prérogatives, mais je dois dire que, en la circonstance, et au vu de l'urgence nationale, l'ordonnance est un outil adapté. Ce critère lié à l'urgence justifie d'ailleurs pleinement le recours aux ordonnances dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
Que contient ce projet de loi ? Avant de vous présenter l'étendue du champ de l'habilitation, je voudrais vous rappeler les engagements pris par le Président de la République et le ministre de l'économie et des finances. Notre tâche, ce matin, sera de confronter les objectifs fixés par l'exécutif avec les dispositions qui nous sont proposées pour voir si elles sont bien en capacité de les atteindre.
Le Président de la République a fixé l'objectif général très ambitieux qu'aucune entreprise, quelle que soit sa taille, ne soit livrée au risque de faillite au regard des conditions sanitaires. Le Gouvernement a annoncé un plan d'une ampleur inédite de 45 milliards d'euros. Dans ce plan, il y a des mesures classiques de report de charges fiscales et sociales, voire d'annulation pour les plus petites d'entre elles, ainsi que des mesures plus volontaristes, notamment pour les entrepreneurs, commerçants et artisans, avec la création d'un fonds de solidarité doté de 2 milliards d'euros en vue de garantir un filet de sécurité aux entreprises dont le chiffre d'affaires est inférieur à 1 million d'euros et qui auraient perdu plus de 70 % de leur activité en mars. Ce plan annoncé devrait comporter également un dispositif de chômage partiel, des dispositions relatives au report d'échéances bancaires avec un mécanisme de garantie de l'État, ainsi que des dispositions relatives aux factures de gaz, d'électricité, d'eau et de loyer. D'autres dispositions annoncées concernent les plus démunis, notamment en matière d'hébergement d'urgence et de trêve hivernale.
Que retrouve-t-on dans le projet de loi qui nous est soumis ?
Je ne parle pas du projet de loi de finances rectificative déposé à l'Assemblée nationale, qui relève de la commission des finances et prévoit des dispositions de nature fiscale et sociale, mais de l'article 7, qui habilite le Gouvernement à prendre des mesures en matière de soutien à la trésorerie des entreprises, d'aides directes au profit des entreprises dont la viabilité serait mise en cause - c'est le fameux fonds de solidarité - ; des mesures relatives à la modification des obligations des entreprises à l'égard de leurs clients et fournisseurs, notamment en termes de délais et de pénalités ; des mesures modifiant les procédures collectives pour les entreprises en difficulté ; des mesures relatives au report ou à l'étalement des paiements des loyers ou des charges pour des locaux professionnels.
Le Gouvernement sollicite également une habilitation concernant des mesures plus indirectes au profit des entreprises, s'agissant des délais d'exécution des contrats publics, des délais applicables aux déclarations et demandes présentées aux autorités administratives, ainsi que l'ensemble des délais qui entraînent la nullité, la caducité, la forclusion ou la déchéance d'un droit, et des mesures relatives à la publication des comptes.
Il demande également une habilitation pour prendre des mesures visant à renforcer le rôle de Bpifrance, notamment en termes de garantie bancaire. Je crois me souvenir que le Gouvernement faisait le contraire dans la dernière loi de finances, mais peu importe, les conditions ont changé.
Que penser de ces différentes dispositions ? Elles sont très générales et très vastes ; elles comportent un certain nombre d'ambiguïtés qui pourraient être clarifiées en séance. Mais, compte tenu de l'évolution très rapide de la situation, on peut comprendre que le Gouvernement réclame une marge de manoeuvre relativement large.
J'observe que les aides directes sont limitées aux entreprises de petite taille - on évoque un chiffre d'affaires de moins d'un million d'euros -, dont la viabilité est mise en cause. Je constate que le report ou l'étalement du paiement des loyers ou des factures sont réservés aux seules TPE dont l'activité est affectée directement par la propagation de la pandémie.
On peut donc s'interroger sur le caractère restreint de ces dispositifs. En même temps, si l'on s'inscrit dans la durée, il faut sans doute optimiser l'utilisation des deniers publics et se concentrer sur les entreprises les plus fragiles et les plus directement impactées.
Même si nous prenons des libertés avec les règles européennes en matière de déficit et d'endettement, il faut imaginer pouvoir financer sur plusieurs mois un plan massif de soutien à l'économie, alors même que nous avons dépassé une dette publique supérieure à 100 % du PIB.
Je constate ensuite que certaines dispositions de l'article 7 du projet de loi, si elles ne sont pas suffisamment encadrées, sont susceptibles d'avoir des incidences négatives sur les entreprises elles-mêmes. En effet, l'adaptation des obligations des entreprises à l'égard de leurs clients ou de leurs fournisseurs, de même que le report ou l'étalement des paiements des loyers ou des factures, aura des conséquences pour les entreprises selon leur fonction : client, fournisseur ou bailleur.
Dans le même ordre d'idées, l'adaptation des règles applicables aux contrats publics ou aux demandes présentées à l'administration peuvent avoir des effets non anticipés sur les entreprises en tant que cocontractantes ou pétitionnaires. Comme en toute chose, ce sera une question de dosage.
Dans l'ensemble, j'estime que ces dispositions vont dans le bon sens et traduisent une prise de conscience de la nécessité d'agir vite et fort pour sauver le tissu économique du pays. Ces dispositions semblent concerner toutes les parties prenantes à la vie des entreprises, contrairement aux dispositions qui avaient été prises lors de la crise des « gilets jaunes ». Sont en effet prévues des mesures pour les salariés, les clients, les fournisseurs, les bailleurs, les banques, les entreprises aussi bien dans leur vie interne que dans leurs relations avec les administrations. Je regrette toutefois que les compagnies d'assurance ne soient jamais évoquées. Elles devront contribuer à l'atténuation des conséquences de cette crise sanitaire. Je déplore également que peu d'éléments soient fournis sur le financement de ces mesures. Elles doivent être prises en charge essentiellement par l'État, garant de la solidarité nationale, et seulement à titre subsidiaire par les collectivités territoriales.
Les mesures du projet de loi sont donc en cohérence avec les objectifs annoncés par l'exécutif. J'imagine que si nous avions eu plus de temps pour examiner ce texte, qui nous a été transmis hier après-midi à l'issue du conseil des ministres, nous aurions trouvé matière à l'améliorer, même si, s'agissant d'une loi d'habilitation, nous ne sommes pas en capacité de l'élargir. Je n'en ressens pas la nécessité et, en la circonstance, il ne me paraît pas opportun de discuter de quelques dispositions à la marge.
Pour ces ordonnances, le Gouvernement sera tenu de déposer un projet de loi de ratification et nous mènerons à cette occasion un examen approfondi des dispositions qui auront entre-temps été adoptées. Je souhaite cependant attirer l'attention du Gouvernement sur quelques points de vigilance.
Premièrement, je souhaite que ces dispositions s'inscrivent dans la durée pour aller plus loin qu'un simple effet d'annonces ; les conséquences de cette crise sur la trésorerie des entreprises, la consommation et l'investissement risquent, elles, d'être durables. Il faudra donc accompagner nos entreprises pendant de nombreux mois pour veiller à ce que cette crise transitoire ne se transforme pas en crise structurelle et, de ce point de vue, être à l'écoute des différents secteurs qui ont chacun leurs problématiques spécifiques. C'est pourquoi je vous propose que nous apportions notre contribution au suivi de ce plan en créant une cellule de veille qui fera remonter au Gouvernement les difficultés de chaque secteur selon des modalités que nous pourrions déterminer en concertation avec nos collègues des autres commissions. Un amendement visant à instaurer un dispositif de contrôle et de suivi de ces dispositions sera probablement déposé en commission des lois, je m'y associe.
Le deuxième point d'attention concerne les démarches administratives nécessaires pour bénéficier de ce plan. Il est impératif que ces démarches soient les plus simples possible. C'est l'un des enseignements du rapport d'information de notre collègue Évelyne Renaud-Garabedian sur les conséquences économiques des violences en marge des manifestations des gilets jaunes : les entreprises touchées n'ont pas de service à plein temps chargé de gérer des dossiers souvent exigeants, très fournis et parfois peu accessibles.
Enfin les mesures économiques prises par le Gouvernement doivent s'inscrire dans une coordination européenne. La crise est mondiale et l'on voit chacun se replier derrière ses frontières. Il faut s'inscrire dans une coordination a minima au niveau européen, sinon nous n'y arriverons pas.
Sous réserve de ces observations, je vous propose de donner un avis favorable à l'adoption du titre III de ce texte. Je voudrais toutefois saisir cette occasion pour évoquer la résilience économique de notre pays.
La crise met à l'épreuve notre modèle de société. Ce modèle résiste pour le moment. Les infrastructures publiques comme privées fonctionnent, même en mode dégradé. La continuité de la vie de la Nation semble garantie. Et cela, nous le devons à tous les acteurs en première ligne, aux services de soins, aux services publics en général, mais aussi aux entreprises privées, je pense en particulier à nos agriculteurs et à l'ensemble de l'écosystème agricole et agroalimentaire, qui nous permettent dans ces circonstances éprouvantes de nourrir la population.
Il faudrait également parler des opérateurs de télécommunications : huit millions de salariés sont actuellement en télétravail et l'ensemble de la population confinée est en interaction via internet. Un amendement est à l'étude pour permettre des installations rapides d'antennes supplémentaires. Tout cela montre que la France a la capacité de faire face à cette crise grâce à l'énergie collective de nos concitoyens, mais aussi grâce à un État structuré, à des services publics performants et à une conception élevée de l'intérêt général.
Toutefois, cette crise laissera des traces. Elle doit nous permettre de réfléchir dès aujourd'hui aux priorités de demain. Ces priorités me semblent s'articuler autour de trois valeurs.
La première valeur est la souveraineté : maintenir ou renforcer notre souveraineté industrielle aux niveaux français et européen, à défaut de quoi nous ne pourrons plus être autonomes ; la souveraineté alimentaire, qui est mise à mal par la croissance de nos importations alimentaires ; la souveraineté énergétique en matière d'électricité, voire d'énergie fossile ; la souveraineté numérique, car c'est un élément essentiel de la continuité de la vie de la nation en période de crise.
La deuxième valeur, c'est la responsabilité : notre responsabilité individuelle, car l'évolution de la maladie dépend du comportement de chacun ; la responsabilité collective, car plus que jamais cette crise nous montre que nous sommes dépendants les uns des autres et combien les règles de vie collective sont nécessaires.
La troisième valeur, c'est la résilience : nous sommes dans une période de graves incertitudes géopolitiques, écologiques, sanitaires et donc économiques. Dans ce contexte, le rôle de l'État comme garant de la vie de la Nation apparaît essentiel ; une capacité d'intervention budgétaire et donc des marges de manoeuvre en matière de finances publiques sont d'autant plus nécessaires que nous n'avons plus de levier monétaire. Le secteur privé aura son rôle à jouer en réinventant de nouveaux modèles d'assurance, de nouveaux services, en particulier dans le domaine numérique. Cette résilience de la société passe également par la protection des plus démunis et des plus âgés, qui sont non seulement les plus exposés aux risques sanitaires, mais également trop souvent les plus isolés. Enfin, plus que jamais, les conséquences de cette pandémie nous montrent combien il est important de maintenir notre effort en matière de recherche et autour du système de santé, en France et dans le monde.
Cette crise touche un tissu économique et social affaibli, des finances publiques qui laissent peu de marges de manoeuvre budgétaires, un secteur agricole en crise, un système hospitalier exsangue. Ce n'est pas le lieu ni le moment d'en discuter. Aujourd'hui, nous soutenons les efforts du Gouvernement pour limiter les effets de cette crise, mais nous serons vigilants sur son application. Comme nous l'avons fait pour d'autres lois, nous suivrons pas à pas sa mise en oeuvre en nous appuyant sur les retours du terrain des différents secteurs de l'économie.