Monsieur le sénateur Hervé m'interroge sur la question extrêmement délicate du tracking ou du tracing, pour reprendre une expression utilisée hier à l'Assemblée nationale. La France explore effectivement de multiples solutions pour améliorer la compréhension épidémiologique de l'épisode que nous vivons, pour améliorer le traitement sanitaire de la crise et pour envisager différentes hypothèses de déconfinement. Parmi ces solutions figurent des solutions technologiques, mais elles ne peuvent qu'être complémentaires à d'autres solutions.
D'une part, il ne faut préjuger ni la faisabilité de ces techniques - elles n'existent pas au moment où nous parlons - ni leur utilité. Des laboratoires comme l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria) conduisent des réflexions.
D'autre part, en tant que garde des sceaux, ce sont les libertés publiques et les libertés individuelles qui m'importent. Le Gouvernement y attache d'ailleurs la même importance que moi. Les outils qui seront créés - s'ils le sont - seront déterminants pour apprécier réellement le degré d'atteinte aux libertés. Je serai particulièrement vigilante sur le droit au respect de la vie privée et sur les principes fondamentaux en matière de données personnelles que vous avez adoptés en 2018 en traduisant dans notre droit le règlement général pour la protection des données personnelles (RGPD). Au-delà, la directive ePrivacy est également très importante. Ces deux textes forment notre socle de valeurs partagées.
Ce socle repose sur deux grands principes fondamentaux et sur cinq règles adjacentes. Les deux grands principes sont, d'une part, l'anonymisation des données résultant de l'article 9 de la directive ePrivacy - ici, toute dérogation ne pourrait passer que par la loi - et, d'autre part, le consentement des personnes. Le volontariat sera la clé de l'affaire.
S'y ajoutent cinq règles, qui figurent également dans les textes : les finalités poursuivies doivent reposer sur des bases juridiques solides puisque l'article 6 du RGPD prévoit « la sauvegarde des intérêts vitaux de la personne concernée » ; ces dispositifs ne peuvent être mis en oeuvre que de façon provisoire ; les données collectées doivent être strictement nécessaires au regard de la finalité poursuivie, comme M. Bas l'a souligné, et doivent être conservées exclusivement pour une durée qui serait proportionnée à cette finalité ; l'information des personnes sur les traitements envisagés doit être transparente ; enfin, des garanties doivent être prévues en termes de recours.
Si ce projet prend naissance un jour, le Gouvernement souhaite qu'il s'inscrive dans ce cadre, qui est celui des libertés individuelles. La Commission européenne a adopté très récemment une recommandation selon laquelle l'Union européenne a priori n'entend pas légiférer sur la question. C'est logique puisque nous avons déjà les bases juridiques nécessaires. L'Union européenne se bornera à des mesures de type lignes directrices ou recommandations.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio a évoqué la question de la sortie de détenus radicalisés. Je rappelle que les détenus dits « radicalisés » sont des détenus qui ont été condamnés pour des faits de droit commun et dont on a observé qu'ils étaient radicalisés, parfois avant même leur entrée en détention. J'ai lu hier sur le site internet d'un hebdomadaire que nous aurions libéré 130 détenus terroristes. C'est faux. D'abord, les détenus terroristes sont exclus de tous les champs que j'ai évoqués. Par ailleurs, 25 détenus reconnus comme radicalisés ont été libérés mi-mars, mais uniquement parce qu'il s'agissait de la fin naturelle de leur peine pour la plupart d'entre eux. Nous sommes extrêmement vigilants sur ce sujet. Le cas échéant, les chefs d'établissement prennent les renseignements nécessaires. Nous travaillons évidemment avec les services de renseignement et le bureau du renseignement pénitentiaire. Un certain nombre des 25 détenus en question ont été placés sous contrôle judiciaire.
Mme Sophie Joissains me demande s'il n'y a pas un paradoxe de notre part à refuser les débats sur la prolongation de la détention provisoire à l'heure où nous faisons en sorte, pour des raisons sanitaires, de diminuer la pression carcérale. Tout d'abord, nous ne les refusons pas, nous les décalons simplement de deux, de trois ou de six mois suivant les catégories. Ensuite, il n'y a aucune contradiction : dans un cas, il s'agit de personnes qui ont été condamnées, mais qui se trouvent à l'extrême fin de leur peine ; dans l'autre, il s'agit de personnes présumées innocentes, mais qui sont peut-être coupables et dangereuses. Que diraient nos concitoyens si nous libérions quelqu'un suspecté d'avoir commis des faits de viol ou des actes de terrorisme ? Il y va de la sécurité de la société !
En dehors de la prolongation de ce délai, nous respectons toutes les autres garanties fixées par le code de procédure pénale. Je le redis devant vous : les juges peuvent libérer d'office ces détenus provisoires, ces derniers peuvent faire des demandes de mise en liberté, qui seront traitées dans les délais que j'ai rappelés à M. Kanner. Pour terminer, le Conseil d'État, en référé, a clairement précisé que les dispositions prises dans les ordonnances ne portaient atteinte à aucune liberté fondamentale. Par ailleurs, un certain nombre de chambres de l'instruction se sont déjà prononcées sur ces textes. Elles ont admis la validité du raisonnement et des dispositions proposées par la Chancellerie.
Je l'ai souligné tout à l'heure, en fin de période d'état d'urgence sanitaire, nous prendrons sûrement des ordonnances pour essayer de sortir souplement de la crise. Par ailleurs, madame la sénatrice Joissains, je ne prendrai pas d'ordonnance rectificative. Les textes existent, ils ont été validés par le Conseil d'État et par certaines chambres de l'instruction. Je souhaite rectifier un point important : vous avez cité le chiffre de 8 500 détenus libérés. C'est inexact, il y a 8 500 détenus en moins, pour partie en raison des moindres entrées et pour partie en raison de décisions de libération.
En droit commun, le recours à la visioconférence pour l'audition des personnes hospitalisées sans consentement n'est pas prévu par les textes. L'audience se tient dans une salle spécialement aménagée de l'organisme d'accueil. Dans la période de crise sanitaire que nous traversons, pour tenir compte à la fois des contraintes sanitaires et de la nécessité pour le juge d'entendre la personne hospitalisée, l'ordonnance du 25 mars 2020 a prévu un dispositif avec trois types de dérogations au droit commun. Aux termes de l'article 7, le juge peut décider de tenir l'audience en visioconférence ou par tout moyen, y compris avec une communication téléphonique. Cette décision ne nécessite pas de recueillir l'avis ou l'accord des parties. Aux termes de l'article 8, le juge peut préciser que la procédure se déroule sans audience. Il s'agit alors d'une procédure écrite et la personne hospitalisée est représentée par un avocat. Aux termes de l'article 6, le juge peut ordonner que l'audience se tienne en publicité restreinte. Ces dispositions sont bien sûr temporaires.
Enfin, Mme Thomas m'interroge sur la manière dont nous avons distribué les masques en détention. Le directeur de l'administration pénitentiaire a très tôt adressé, c'est-à-dire dès la fin du mois de février, des instructions dans tous les établissements pénitentiaires pour prendre en compte le début de l'épidémie. Nous avons très tôt mis en place des mesures sanitaires de confinement et d'éloignement. Très tôt, nous avons réduit le nombre de détenus en promenade pour que l'épidémie ne se diffuse pas de manière virulente. Très tôt, nous avons limité le nombre de personnes admises au parloir. Les parloirs ont ensuite été suspendus en raison du confinement. Toutes ces mesures étaient destinées à éviter la propagation de l'épidémie. Nous avons aussi veillé à distribuer des masques au personnel surveillant dès lors que nous avons eu la certitude de pouvoir continuer à le faire dans la durée.
Nous disposions initialement d'une petite réserve de masques FFP2, mais nous les avons donnés au personnel soignant. Ceux que nous avons pu conserver ont été distribués à la pénitentiaire et à la PJJ. Notre doctrine est très claire : nous donnons des masques aux surveillants qui se trouvent en contact étroit et prolongé avec les détenus. La distribution a pu commencer le 28 mars, date à laquelle j'ai été certaine d'avoir des lignes de production dans des ateliers en détention. Ces masques sont actuellement produits sur huit lieux. Nous allons passer à dix ou à douze sites. Nous avons deux partenaires industriels. Ces masques sont homologués, ce qui nous permet de les distribuer en toute sécurité. Ce sont des masques non sanitaires de catégorie 1, donc très protecteurs. La distribution de ces masques a déjà commencé.