Intervention de Thierry Breton

Commission des affaires européennes — Réunion du 20 avril 2020 à 14h00
Économie finances et fiscalité — Audition de M. Thierry Breton commissaire européen chargé du marché intérieur par téléconférence

Thierry Breton, commissaire européen chargé du marché intérieur :

Je vous remercie de m'avoir convié à cette audition pour faire un point d'étape sur la situation consécutive à cette pandémie et sur ce que certains appellent « le monde d'après ».

Les Français, les Européens, les humains dans leur ensemble vivent une période inédite et très singulière et le combat contre ce virus est commun.

Aucun pays n'était préparé à une telle pandémie. Lorsque la crise est apparue en Chine à la fin de l'année dernière, ce pays non plus n'était pas prêt à subir ce choc. Il a d'ailleurs lancé un appel au secours auprès de la Commission européenne en lui demandant des masques, des gants, des lunettes de protection, des respirateurs artificiels. Nous avons immédiatement mobilisé 56 tonnes de matériel ainsi que des moyens financiers, sans ostentation comme le souhaitait la Chine.

La pandémie s'est ensuite répandue en Europe. Entre-temps, la Chine a mis en place des lignes de production de moyens de protection des personnels de santé, des patients et de l'ensemble de la population. À cette heure, elle produit quotidiennement environ 150 millions de masques, dont elle exporte une partie. Dès que la pandémie a pris de l'ampleur en Europe, avant même qu'elle ne soit saisie par les États membres - la santé ressort de la compétence exclusive des États membres, ce qui m'apparaît légitime -, la Commission européenne a entrepris de superviser l'approvisionnement de ces derniers en protections nécessaires. En quelques semaines, la production a été multipliée par deux à trois. Surtout, j'ai sollicité l'ensemble des industriels du secteur textile pour qu'ils convertissent certaines de leurs lignes de production et je puis témoigner de leur formidable réactivité. À ce jour, on compte en Europe 500 fournisseurs de masques, alors qu'on n'en comptait que 10 voilà trois mois. J'espère que, à terme, nous serons autosuffisants, en particulier lors de la phase de déconfinement. À l'avenir, il nous faudra être autonomes.

S'agissant des respirateurs artificiels, là aussi la mobilisation a été très forte. Par exemple, un consortium s'est créé autour d'Air Liquide, réunissant notamment des constructeurs automobiles et aéronautiques. Auparavant, Air Liquide fournissait entre 500 et 1 000 respirateurs artificiels chaque année ; dans les cinquante prochains jours, l'entreprise en aura fourni 10 000 !

Certains pays, comme l'Allemagne, ont immédiatement fermé leurs frontières, ce qui n'est pas allé sans poser quelques problèmes - il est vrai qu'il fallait éviter que ne se mette en place un trafic autour des moyens de protection. J'ai d'ailleurs dû batailler avec les ministres allemands de l'économie et de la santé. Quasi quotidiennement, j'ai dû m'assurer que chaque fois qu'un pays fermait ses frontières temporairement, il les rouvre le plus rapidement possible. La Bulgarie, la République tchèque et l'Allemagne les ont entièrement rouvertes ; la Slovaquie et la Roumanie les ont rouvertes partiellement. Quelques tensions subsistent, par exemple, avec la Hongrie, qui devraient s'estomper. Ce problème a été évoqué au cours du Conseil européen du 26 mars et j'espère bien que tout sera réglé lors du Conseil européen qui se tiendra jeudi prochain.

Ces réactions, on ne les a pas observées qu'en Europe. Ainsi, aux États-Unis, certains États américains ont tout bonnement fermé leurs frontières. C'est le cas, par exemple, des États de New York et du New Jersey. C'est absolument inédit ! Il faut prendre ces réactions comme des réactions humaines, émanant de responsables politiques ayant comme objectif la protection de leurs compatriotes.

L'Europe, je veux le dire, s'est très bien comportée dans cette affaire et a agi rapidement. Chaque fois que j'ai eu l'occasion de rencontrer un responsable gouvernemental d'un pays ayant fermé sa frontière, je lui ai d'abord dit que je comprenais très bien cette décision, avant d'évoquer avec lui la manière de s'entraider et de trouver des solutions.

Ainsi, pour le passage des camions, nous avons mis en place des corridors spéciaux, les « Green lanes », et avons eu recours aux services de Copernicus pour identifier où se situaient les engorgements critiques en matière de transit. Ces blocages sont désormais derrière nous et le marché intérieur fonctionne de nouveau correctement, ce qui est important notamment pour les flux de matériel de santé.

Je veux corriger un point, s'agissant du numérique : il ne s'agit pas d'utiliser ces technologies pour surveiller nos concitoyens et l'Europe a été très claire à ce sujet. J'en parle d'autant mieux que c'est moi-même qui traite cette question.

La situation actuelle est véritablement extraordinaire, et à mesure que le nombre de personnes confinées de par le monde augmentait, je me suis demandé si le réseau internet allait tenir. L'ancien président de France Télécom que je suis sait que les réseaux n'ont pas été conçus pour une situation de cette nature. L'explosion actuelle des activités en ligne telles que le télétravail, l'éducation à distance, les échanges sur les réseaux sociaux ou la fourniture de contenus, y compris de divertissement, requière énormément de bande passante - dans certains pays, Netflix et Youtube occupent habituellement plus de la moitié de la bande passante ! C'est pourquoi j'ai appelé les principaux utilisateurs de réseaux à réduire leur consommation de bande passante. En particulier, j'ai demandé aux fournisseurs de vidéos de réduire la qualité de celles-ci - sans que cela nuise aux téléspectateurs. Ils ont réagi en moins de vingt-quatre heures, libérant chacun 25 % de la bande passante.

Nos réseaux de télécommunications sont robustes, plus qu'ils ne le sont dans d'autres continents très développés, mais il valait mieux prévenir.

À partir du moment où la Commission s'est vue confier la mission de faire le point sur l'état des stocks de matériel de santé et de veiller au bon approvisionnement là où ils sont le plus nécessaires - nous avons envoyé un million de masques en Italie -, nous avons réalisé qu'il nous fallait des outils pour anticiper l'évolution des pics épidémiques. Il existe des modèles mathématiques fondés sur l'expérience acquise au cours des dernières pandémies. Mais ce qui a tout changé, c'est le confinement d'une large partie de la population, ce qui a rendu difficile de savoir vers quel pays il faudrait acheminer prioritairement le matériel nécessaire. Pour que ces modèles mathématiques soient pertinents, il fallait qu'ils intègrent la dimension du confinement. C'est dans ce contexte que j'ai réuni l'ensemble des opérateurs télécoms européens pour leur demander de nous confier des métadonnées agrégées, totalement anonymisées, afin d'anticiper les conséquences du confinement sur les pics pandémiques. Un seul opérateur par pays a été nécessaire, les modèles mathématiques nous permettant de faire ensuite des extrapolations statistiques. Les données récoltées sont appelées à être ensuite détruites.

Le règlement général sur la protection des données (RGPD) reste le socle de notre réflexion sur ces sujets et nous avons veillé à ce que les propositions de la Commission soient pleinement conformes à celui-ci. Il n'est pas question de tracking, technique qui utilise la géolocalisation, mais de traçage. Aujourd'hui, lorsqu'un médecin reçoit un patient atteint du Covid-19, il lui demande déjà qui il a fréquenté pour s'assurer que son environnement n'a pas été également infecté. Les applications de traçage permettront d'automatiser ce processus, en particulier par l'utilisation du Bluetooth, et uniquement sur la base du volontariat.

Pendant la phase de déconfinement, le virus n'aura pas disparu. Cette application, à laquelle seul son détenteur aura accès, ainsi que, éventuellement, son médecin, permettra d'identifier les personnes - des amis ou des gens dans la rue -avec lesquelles il aurait été en contact plus de dix ou quinze minutes, et à une distance de moins de deux mètres. S'il est porteur du virus, alors il sera possible de contacter ces personnes par SMS pour leur recommander de se faire tester.

Tous les États membres avec lesquels nous avons discuté de ce projet de traçage ont accepté, jeudi dernier, les lignes directrices proposées par la Commission, telles que je viens de vous les décrire. Certains rétorquent que des pays tels que la Corée du Sud et Israël ont eu recours à la géolocalisation. Certes, ces deux pays sont des démocraties, mais ce sont deux pays en guerre. Il est important d'utiliser la technologie tout en respectant nos valeurs. Si un nombre important de nos concitoyens européens a recours à cette technique du traçage, cela nous aidera à réussir cette phase de déconfinement. Il nous faudra être très transparents, expliquer ce qu'on fait, ce qu'on ne fait pas, ce qui est fait des données, qui y a accès.

Pour que les systèmes Bluetooth, ceux d'Apple et ceux de Google, qui fonctionnent respectivement sous iOS et sous Android, puissent communiquer entre eux, les deux entreprises ont accepté de les rendre interopérables.

J'en viens maintenant à la crise économique sans précédent que nous vivons, qui touche tous les secteurs à l'exception de quelques-uns, comme ceux de la santé ou des télécoms. On pense d'abord au tourisme, au transport aérien, à l'ensemble des services de proximité, à la distribution, à l'automobile, à l'aéronautique, au textile, etc. Certains enregistrent des baisses d'activité de 80 à 90 % et ont un besoin urgent de trésorerie. Les États membres ont joué le jeu et ont dû s'adapter très rapidement.

La Commission, quant à elle, a réagi immédiatement, d'une part, conformément aux traités, en dérogeant à la règle des 3 % de déficit pour permettre aux États membres d'intervenir en tant que de besoin. D'autre part, en ce qui concerne les aides d'État, la Commission a assoupli les contraintes qui pesaient sur elles, directement ou indirectement. Sont donc désormais autorisées, si nécessaire, les prises de participation minoritaire ou majoritaire dans le capital de certaines entreprises. Tout cela a été fait en une semaine.

La Banque centrale européenne a également joué son rôle et annoncé un plan de rachat de dettes souveraines à hauteur de 750 milliards d'euros pour permettre un refinancement immédiat.

Il faut maintenant veiller à ce que l'ensemble des États membres ait accès à des financements d'un montant exorbitant par rapport au droit commun, chacun avec son histoire budgétaire. Vous me connaissez, j'ai toujours jugé nécessaire de maintenir un niveau d'endettement acceptable. Et comme vous le savez, la France est passée en dix ans d'une dette représentant 62 % de son PIB à 100 % aujourd'hui - à la même époque, lorsque j'étais à Bercy, la dette de l'Allemagne représentait 67 % de son PIB ; elle en est à 60 % aujourd'hui. Je remarque au passage que, la crise ayant été identique des deux côtés du Rhin, nous aurions donc pu nous maintenir à 60 %.

Je n'ai pas changé de point de vue, sauf que nous vivons une crise systémique exceptionnelle qui rend d'autant plus nécessaire l'accès aux financements. Il n'existe pas un seul pays au monde qui dispose de suffisamment de réserves pour financer cette crise : tous les États vont devoir emprunter massivement. S'ils ne le pouvaient pas, ils seraient tous en faillite. Il n'est plus temps de disserter sur les différences existant entre les pays du nord de l'Europe et les pays du sud de l'Europe : le virus frappe tout le monde. Mais il faut maintenir l'intégrité des marchés intérieurs. C'est pourquoi j'ai défendu avec mon collègue Paolo Gentiloni l'idée qu'il fallait que nous disposions d'un outil particulier pour apporter des financements dans cette situation si particulière. On a parlé de « coronabonds ». La question n'est pas là : il faut chiffrer les financements qui seront nécessaires pour protéger notre tissu industriel sur l'ensemble du continent européen, en veillant à ce qu'ils soient accessibles de manière égale à tous les États membres et à ce qu'ils soient dimensionnés de façon à garantir des conditions loyales de concurrence sur les marchés mondiaux.

Autre problème : la demande n'est plus là. Certains ont envisagé le recours à l'hélicoptère monétaire, mais là n'est pas le sujet comme l'a dit d'ailleurs très justement Jacques de Larosière, dans un récent article. L'enjeu est le suivant : il faut aider les entreprises à passer ce cap et à rebondir, notamment au regard de la politique industrielle telle qu'elle avait été arrêtée juste avant la crise et qui s'articulait autour de trois axes : la relation à l'environnement, la qualité de l'air, la santé ; le numérique ; et une refonte des rapports de force internationaux - certains parlent de confrontation - entre les États-Unis, l'Europe et la Chine.

Il nous faudra ainsi revoir la façon dont sont organisées nos chaînes de production et sans doute produire davantage en Europe.

Nous n'avons guère idée du monde sur lequel va déboucher cette crise. Une chose est certaine cependant : généralement, les crises de cette ampleur sont des accélérateurs de tendances. De fait, les trois tendances que je viens d'énoncer s'en trouveront accélérées sensiblement et il nous appartient de nous y préparer. C'est tout l'objectif du calibrage financier nécessaire à notre économie au sens large. C'est pourquoi j'ai redéfini la politique industrielle européenne à l'échelle non pas des secteurs, mais des écosystèmes économiques. L'industrie automobile représente 5 millions d'emplois ; l'écosystème automobile, ceux qui vivent autour de l'automobile - les distributeurs, les réparateurs, etc. -, représente 15 millions d'emplois. Ce sont ces écosystèmes, qui sont au nombre d'une quinzaine en Europe, qu'il faut préserver, qu'il faut aider à passer ce cap, avec des moyens appropriés.

Je suis heureux que l'Eurogroupe soit parvenu à un accord, cette crise étant la plus grave jamais survenue selon certains, en prenant deux décisions significatives.

Premièrement, un financement de 540 milliards d'euros. La Banque européenne d'investissement (BEI) prêtera ainsi 200 milliards d'euros aux PME, immédiatement ; 240 milliards d'euros, mobilisables sans condition, seront essentiellement dédiés aux dépenses de santé via le Mécanisme européen de stabilité, conçu à l'origine pour permettre aux États en difficulté financière de se financer sur les marchés ; enfin, la Commission va constituer un fonds doté de 100 milliards d'euros afin d'aider les États qui n'en ont pas les moyens à financer les mesures de chômage partiel, dans le but de maintenir leurs forces vives jusqu'au redémarrage de l'activité.

Deuxièmement, l'Eurogroupe a convenu de la possibilité de mettre en place un quatrième pilier pour constituer un plan Marshall - pour reprendre les termes d'Ursula von der Leyen - qui aiderait l'industrie européenne à passer ce cap et à rebondir. Avec mon collègue Paolo Gentiloni, nous avons chiffré l'ensemble du paquet à environ 1 500 à 1 600 milliards d'euros. Voyez ce qu'ont fait les États-Unis, qui ont dégagé l'équivalent de 10 % de leur PIB pour aider leurs entreprises, ou l'Allemagne, qui, avec une rapidité qui nous a surpris, a voté un budget complémentaire de 356 milliards d'euros, ce qui représente là aussi 10 % de son PIB, en complément des 650 milliards d'euros d'emprunts garantis par l'État fédéral, dans le but de soutenir son industrie. J'ai d'ailleurs dit à mes interlocuteurs allemands tout le bien que je pensais de ce plan.

J'y insiste en tant que commissaire au marché intérieur : il faudra éviter les disparités entre les pays européens, mais aussi entre l'Europe et les États-Unis et la Chine, qui ont eux aussi recours à l'endettement. Dans un second temps se posera la question du traitement de cette dette : faudra-t-il la monétiser, par exemple ? C'est un autre sujet, et, à ce jour, il faut tout faire pour sauver notre tissu industriel.

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