Intervention de Jean-François Delfraissy

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 15 avril 2020 : 1ère réunion
Audition de Mm. Jean-François delFraissy président du comité de scientifiques covid-19 et aymeril hoang expert en numérique membre du comité de scientifiques covid-19 en téléconférence

Jean-François Delfraissy, président du comité de scientifiques Covid-19 :

Il est fondamental que le Parlement puisse dialoguer avec le comité de scientifiques. Je m'attacherai à montrer que l'outil numérique n'est qu'un des éléments de la réponse que nous devons apporter. M. Hoang, quant à lui, répondra aux questions plus spécifiques sur cet outil.

Nous devons faire preuve d'une extrême humilité quand nous parlons de ce virus, car il y a beaucoup de choses que nous ne savons pas.

Le confinement a un double objectif.

Le premier est de réduire le nombre de personnes en service de réanimation, afin que le système de soins puisse tenir le choc face à l'afflux du nombre de malades. Sur ce point, nous allons plutôt dans le bon sens : nous constatons, non pas encore une décroissance de la mortalité - les chiffres ne bougeront pas avant une dizaine ou une quinzaine de jours -, mais bien déjà une baisse régulière du nombre de personnes admises en réanimation.

Le second est de ralentir l'épidémie pour que, à la sortie du confinement, l'indice R0, qui retrace la capacité moyenne d'une personne contaminée à infecter d'autres personnes, ait suffisamment baissé. Nous pourrions ainsi, à partir de la mi-mai, adopter une stratégie à la coréenne. Là aussi, les chiffres sont encourageants. Au début du mois de mars, le R0 était très élevé, de l'ordre de 3,4 ou 3,5. La France aurait pu être dans la situation plus favorable de l'Allemagne s'il n'y avait pas eu le foyer de contamination de Mulhouse - le cluster de l'Oise a lui été en partie mieux contrôlé. Le R0 est aussi très variable selon les régions, pour des raisons que nous ne comprenons encore pas bien. Nous ne savons ainsi pas pourquoi le Sud-Ouest a un R0 aussi faible...

Le confinement a donc permis de faire baisser le R0, qui pourrait, d'après les modèles, être de 0,7. On peut alors estimer le nombre de nouvelles contaminations, donnée dont nous avons besoin pour savoir quels outils mettre en place pour tracer et isoler les nouveaux malades. Ce nombre est très difficile à déterminer : nous n'avons pas jusqu'à présent suffisamment de tests pour mesurer directement les contaminations, c'est notre grande différence avec d'autres pays ; on peut donc plutôt procéder à des calculs théoriques, d'après des modèles ; on peut enfin compter le nombre de personnes admises en réanimation, ce qui suppose qu'elles ont été infectées, sachant qu'il existe un ratio entre personnes contaminées dans la population générale et personnes nécessitant des soins en réanimation.

Sur ces bases incertaines, on estime, et le chiffre n'est pas consolidé, que le nombre de nouvelles contaminations serait de 10 000 ou 15 000 par jour à partir de mi ou fin mai - mes collègues modélisateurs seraient horrifiés de m'entendre avancer ce chiffre, mais il faut bien « se mouiller ». Même grossière, cette mesure nous permet de nous rendre compte des outils qu'il faudra mettre en face pour dépister et isoler les malades, et pour retracer leurs contacts. Si ce chiffre était de 150 000, aucun outil numérique n'y suffirait !

Le modèle montre que l'épidémie se réduit, mais qu'elle est loin d'avoir disparu et qu'il reste beaucoup d'inconnues. Ainsi, toutes les grandes épidémies se calment à l'été et reprennent en septembre, pour des raisons que ne sont pas encore bien élucidées. Le climat et l'humidité doivent jouer. Mais on constate aussi de grandes disparités régionales : le nombre de nouvelles contaminations sera toujours plus important en région parisienne, qui est partie d'un chiffre plus élevé, que dans le Sud-Ouest, ce qui soulève la question des communications interrégionales à la fin du confinement.

De façon extrêmement schématique, la population française se divisera en trois catégories lors de la sortie du confinement.

D'abord, les personnes qui ont le plus de risques de développer une forme grave : les personnes âgées de plus de 65-70 ans, dont je fais partie ; celles qui souffrent d'affections de longue durée ; et les sujets jeunes ayant une pathologie, mais aussi obèses, puisque l'obésité est un facteur d'aggravation de la maladie. Ce groupe représente environ 17 à 18 millions de personnes, qui devront - ce n'est pas un scoop - rester confinées. Pour combien de temps ? Je ne sais pas.

Ensuite, pour les 50 millions de Français plus jeunes, qui peuvent développer un Covid dans des conditions « raisonnables », se pose la question de la remise en activité. Les plus jeunes constituent une catégorie à part.

Enfin, il y a 1 million de personnes « fragiles » - SDF, personnes en grande précarité, migrants -, sur lesquelles il existe très peu de données. La présidente de la CNIL évoquait le fait que 18 % des personnes sont hors du numérique dans notre pays, parmi lesquelles les personnes âgées - elles resteront confinées -, les migrants et les SDF.

Quel sera le pourcentage de Français qui auront déjà été contaminés par le Covid-19 lorsque nous sortirons du confinement ? Nous disposons des données préliminaires grâce aux sérologies qui permettent de distinguer les personnes séronégatives et les séropositives. Début mars, nous ne faisions aucun test sérologique ; actuellement, nous en sommes à 3 000 ou 4 000 par jour, réalisés avec des tests de l'Institut Pasteur ou de laboratoires de recherche. De nombreux tests commerciaux sont en cours d'évaluation. Nous pourrons ainsi parvenir à en réaliser 200 000 ou 300 000 par jour. Je croyais encore il y a quelques semaines que ces tests seraient un élément fondamental pour distinguer les séropositifs protégés des séronégatifs non protégés. Mais il me faut apporter aujourd'hui des bémols importants, qui apportent des limites aux outils technologiques.

Dans les régions qui ont été les premières touchées, comme l'est de la France ou l'Oise - mais les résultats sont les mêmes en Chine ou en Italie -, on constate que le taux d'immunité populationnelle est faible : il n'est que de 10 à 12 %. La première vague du virus n'a donc contaminé qu'une fraction limitée de la population.

Par ailleurs, on se demande si une personne qui a déjà été contaminée est vraiment protégée ensuite contre le virus. Nous ne savons pas si les anticorps constituent une protection absolue. Il existe peut-être un réservoir pour ce virus, qui pourrait connaître un phénomène de réactivation.

Pour résumer : le virus va donc continuer à « tourner », mais de façon nettement ralentie, avec des disparités selon les régions. L'immunité populationnelle est relativement basse et la présence d'anticorps, que nous pourrons mesurer avec les tests, n'est pas une garantie.

Lors du déconfinement, nous ne passerons pas du noir au blanc, mais plutôt du noir au gris foncé. Il va falloir du temps, et la ligne d'horizon se situe plutôt vers la mi-juillet. Nous devons nous inscrire dans une démarche de « step by step ».

Les chiffres prévisionnels nous permettent d'envisager une stratégie à la coréenne, c'est-à-dire un testing de toute personne présentant le moindre symptôme, voire de tout individu voulant être testé. Certains voudraient que l'on teste toute la population, mais cela n'est pas faisable ! Néanmoins, le testing doit être extrêmement large. Début mai, nous en serons à 100 000 tests PCR par jour. Il faudra peut-être même aller plus loin. On évoque le tracing, mais le numérique doit aussi servir pour le rendu des résultats. Comment rendre 100 000 résultats par jour ? C'est un défi de logistique sanitaire, d'autant que ces résultats sont à la fois donnés à un niveau individuel, avec une signature par un biologiste, et remontés au niveau national, pour mesurer l'immunité populationnelle ou le nombre de personnes infectées.

Nous publierons dans quelques semaines un avis sur les stratégies de déconfinement, mais il est certain que celui-ci nécessite des prérequis techniques et opérationnels.

L'interprétation de ce qui a été fait en Corée du Sud relève parfois du fantasme. Il ne faut pas laisser croire au grand public que le numérique permettrait de tout régler. Ce pays a certes utilisé le numérique, mais il avait également une brigade de 20 000 personnes pour « traquer » les malades et leurs contacts, examiner leur situation afin de voir s'il était possible de les laisser en famille ou s'il fallait les isoler... Il y avait donc beaucoup d'humain derrière l'outil numérique, et nous n'avons pas cela en France. Si l'on veut que le numérique marche dans notre pays, il nous faut une telle « brigade ». Sans cette force humaine, nous courrons à l'échec.

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