Intervention de Rudy Reichstadt

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 23 avril 2020 : 1ère réunion
Audition de M. Rudy Reichstadt directeur de l'observatoire du conspirationnisme conspiracy watch

Rudy Reichstadt, directeur de l'Observatoire du conspirationnisme (Conspiracy Watch) :

La première chose que l'on peut dire, c'est qu'il n'est pas étonnant qu'une épidémie mondiale génère des théories du complot. Cela se vérifie dans l'Histoire : on peut penser à la peste noire, aux épisodes de choléra au XIXe siècle, à l'épidémie de sida, à la grippe H1N1, etc. Il aurait été étonnant que cette pandémie n'en générât pas également.

Nous avons commencé à observer ce commentaire complotiste sur les réseaux sociaux à partir du 20 janvier, jour où les autorités chinoises ont admis que ce nouveau coronavirus se transmettait entre humains. Immédiatement, les spéculations ont fleuri sur les réseaux sociaux, de manière peu sophistiquée, par la reprise des mythes complotistes déjà présents : cette nouvelle épidémie était une arme biologique américaine destinée à gêner la Chine, une arme chinoise pour supprimer une partie de la population ou encore un virus développé par Big Pharma de manière à permettre la vente de vaccins par la suite.

Très rapidement, des personnalités ont été mises en accusation : Bill Gates dès la fin du mois de janvier, George Soros au mois de février, avant que ne soient incriminés, dans une version très antisémite, les Rothschild, puis Agnès Buzyn et son époux.

Après l'entrée en vigueur du confinement sont apparus des commentaires, des dessins, des caricatures prenant très violemment à partie Agnès Buzyn et son époux, Yves Lévy, ainsi que le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, expliquant, de manière euphémisée - ce qui est assez usuel en matière d'antisémitisme - ou bien très décomplexée que tout cela était un complot juif.

Cet imaginaire complotiste autour du coronavirus s'est cristallisé autour de l'idée que ce virus n'était pas d'origine naturelle, qu'il était artificiel, qu'il avait été fabriqué en laboratoire. Or, jusqu'à preuve du contraire, on sait que ce virus est le produit d'une mutation naturelle. Son génome a été séquencé par de nombreux laboratoires dans le monde et son séquençage ne montre pas de trace de manipulation humaine. Cela permet de dire aux scientifiques qu'il est le produit d'une évolution naturelle.

Pour autant, selon un sondage que nous avons réalisé avec l'IFOP et la Fondation Jean-Jaurès entre le 24 et le 26 mars dernier, 26 % des Français déclaraient penser que ce virus avait été fabriqué en laboratoire, soit intentionnellement, soit accidentellement. La proportion de sondés qui souscrivent à cette idée-là est très nettement surreprésentée chez les sympathisants de Marine Le Pen. La sympathie politique est d'ailleurs la variable la plus prédictive en matière d'adhésion à cette théorie du complot. À cet égard, la base sympathisante du Rassemblement national se distingue très nettement du reste du spectre politique, et notamment de l'électorat Les Républicains.

Aujourd'hui, le conspirationnisme est pour l'action publique un risque systémique. La question n'est pas de savoir si un événement marquant va susciter une théorie du complot, mais quand. Et cette théorie du complot apparaît généralement très peu de temps après son fait générateur. Désormais, le complotisme est un révisionnisme en temps réel. Parfois, il ne faut que quelques minutes pour qu'il se développe après l'annonce d'une nouvelle.

On observe une sorte de réflexe pavlovien chez des gens qui ont été mithridatisés par cet imaginaire du complot. D'ailleurs, la stratégie de ceux qu'on appelle les théoriciens du complot est précisément d'occuper le terrain, de battre le fer tant qu'il est chaud, et donc d'imprimer le plus possible, le plus immédiatement possible, les consciences avec leurs commentaires complotistes.

Pour renouer la confiance entre une parole d'autorité, celle de l'État, celle du Parlement, celle des élus en général, et les administrés, il faut envisager une communication qui soit non pas verticale, impériale, mais davantage horizontale, rhisomique, en s'appuyant notamment sur des relais tels que la presse, en particulier la presse régionale, qui bénéficie d'un haut niveau de confiance de la part de la population. Évidemment, si l'État se méfie de ses administrés, il ne doit pas s'étonner que ceux-ci se méfient de lui en retour.

Nous ferions une erreur d'analyse en considérant que le complotisme n'est que le symptôme, l'expression d'une défiance. Il l'est, mais en partie seulement. Il est aussi l'expression d'une crédulité. Beaucoup de ceux qui y adhèrent se détournent des médias traditionnels et de la parole scientifique pour s'abreuver à des sources beaucoup plus toxiques. Si l'on estime que le complotisme est le fruit d'une allergie au mensonge, alors on ne pourra pas comprendre ce phénomène.

La défiance creuse le lit du complotisme, ne serait-ce que parce qu'elle donne des arguments aux complotistes. Mais il procède également d'un phénomène de crédulité qui renoue avec ce que l'on appelait auparavant la « pensée magique ». Il y a quelque chose de très archaïque qui s'exprime à travers le conspirationnisme, mais avec les atours avantageux de la pensée critique, avec le prestige qui s'attache à la tradition sceptique et critique.

Il ne faut pas être dupe de ce maquillage : on a là affaire à des personnes qui peuvent soulever des questions à des fins uniquement rhétoriques, que les réponses qui peuvent y être apportées n'intéressent pas, et qui demeurent dans cette démarche hypercritique qui est celle du négationnisme. La raison en est simple : le négationnisme est en soi une théorie du complot, un conspirationnisme chimiquement pur.

Comment non pas régler le problème, mais tenter de freiner ou d'endiguer la progression de cet imaginaire complotiste ? Comment d'ailleurs ne progresserait-il pas ? On observe aujourd'hui des phénomènes qui n'existaient pas voilà dix ans, par exemple le platisme, théorie selon laquelle la terre serait plate. Aujourd'hui, des congrès internationaux sont organisés sur ce thème et il existe des groupes Facebook réunissant plusieurs milliers d'adhérents.

Le grand public, parce qu'il s'informe prioritairement via internet - et les moins de 35 ans prioritairement via les réseaux sociaux -, est plus exposé que jamais à ces contenus complotistes, qui sont d'ailleurs automatiquement mis en avant par les algorithmes des grandes plateformes.

Dans notre rapport annuel qui dresse un panorama du complotisme et du négationnisme sur l'internet francophone en 2018, nous formulons un certain nombre de recommandations. Je vous en citerai trois.

S'agissant de l'audiovisuel public, le cahier des charges de ses grands opérateurs intègre déjà aujourd'hui la lutte contre les discriminations. On pourrait dès lors imaginer qu'il intègre également des dispositions visant à ne pas encourager les contenus à caractère conspirationniste ou flattant cet imaginaire.

On observe en effet des incursions conspirationnistes jusque dans l'audiovisuel public, ce qui est problématique dans la mesure où il est particulièrement prescripteur, au moins symboliquement. Un reportage sur une chaîne publique, aux yeux de beaucoup de gens, aura plus de crédit que s'il est diffusé sur une chaîne privée. Or, ces dernières années, ont été diffusés des reportages nous expliquant que Pierre Bérégovoy ne s'était pas suicidé et qu'il avait été probablement assassiné, ou que Lady Di ne s'était pas tuée dans un accident de voiture. Je rappelle que c'est un talk-show de Thierry Ardisson, diffusé à l'époque sur France 2 et qui était le plus regardé en France, qui a lancé la carrière de Thierry Meyssan en mars 2002 !

Il faudrait offrir davantage la possibilité au plus grand nombre d'utiliser les contenus de très bonne qualité produits par la télévision publique. Je pense à une remarquable série documentaire intitulée La fabrique du mensonge. Le problème, c'est qu'on ne la trouve nulle part sur internet, qu'on ne peut l'embarquer comme on peut embarquer une vidéo YouTube. Il faudrait donc qu'elle soit disponible, d'autant qu'elle est produite avec de l'argent public et qu'elle appartient donc aux citoyens.

Nous formulons une deuxième recommandation. La loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information ne porte que sur les périodes électorales. Par ailleurs, le code électoral et la loi de 1881 sur la liberté de la presse contiennent des dispositions relatives aux fausses informations. Ainsi, l'article 27 de cette dernière réprime « la publication, la diffusion ou la reproduction (...) de nouvelles fausses » simplement susceptibles de troubler la tranquillité publique. J'ai cru comprendre que cette disposition était largement tombée en désuétude et qu'elle avait été principalement utilisée lors de la guerre d'Algérie de manière à lutter contre certaines fausses informations pouvant démoraliser les troupes.

Fabrice d'Almeida, qui a enquêté sur ce sujet, m'informait dernièrement que cette disposition était utilisée lorsqu'une rumeur ou une fausse information avait eu pour effet de mobiliser la force publique.

L'Observatoire du conspirationnisme considère qu'être informé de manière loyale, sincère, transparente et libre est un droit. De la même manière qu'on reconnaît aux associations dont l'objet social est la lutte contre le racisme et l'antisémitisme le droit d'ester en justice et de se constituer partie civile, on pourrait reconnaître aux associations ayant pignon sur rue, existant depuis un certain nombre d'années, et dont l'objet social est de défendre le droit des citoyens à être informés loyalement, librement et sincèrement la possibilité de se constituer partie civile et de porter en justice les infractions à l'article 27 de la loi de 1881 de manière à poursuivre des gens qui, sciemment, notamment sur internet, relayent des informations fausses dont ils ne peuvent ignorer qu'elles le sont.

Cela contribuerait à assainir en partie le débat public en responsabilisant des gens qui ne le sont pas du tout à ce jour.

J'en viens notre troisième recommandation, qui concerne la haine en ligne.

Les contenus complotistes ne sont pas nécessairement tous racistes, antisémites ou négationnistes : on peut croire que la terre est plate sans pour autant inciter à la haine. Pour autant, ces thématiques se croisent très souvent puisque, fondamentalement, les théories du complot sont des discours accusatoires proférés à l'encontre d'un groupe d'individus. Puisque le nerf de la guerre, c'est l'argent, des gens comme Dieudonné ou Alain Soral sont extrêmement dépendants des flux que génèrent leurs plateformes. Aussi, on pourrait utiliser la publication judiciaire - je pense typiquement aux publications judiciaires qu'on trouve régulièrement à la une de certains titres de la presse people - visant les directeurs de la publication de sites condamnés sur le fondement de la législation antiraciste sous la forme d'une fenêtre pop-up bloquante - sur le modèle des vidéos publicitaires qu'on trouve par exemple sur YouTube ou AlloCiné, qui doivent être visionnées dans leur intégralité avant de pouvoir accéder au contenu recherché. Ainsi, les visiteurs de ces sites seraient informés de ces condamnations pour racisme ou antisémitisme. Cette mesure pourrait tarir une part très significative des flux que génèrent ces plateformes.

La plateforme d'Alain Soral, Égalité et réconciliation, vaisseau amiral de la complosphère, compte environ 5 millions de visiteurs chaque mois, cent fois plus que notre site Conspiracy Watch. C'est considérable. Comme vous le voyez, le rapport de force sur internet nous est largement défavorable.

Une telle mesure aurait l'avantage de ne pas être liberticide, puisqu'elle ne rendrait pas inaccessibles les contenus et permettrait d'informer plus complètement les internautes.

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