Intervention de Cédric Villani

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 9 avril 2020 à 9h40
Technologies de l'information utilisées pour limiter la propagation de l'épidémie de covid-19

Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office :

s'est associé au président Gérard Longuet pour remercier les membres de l'Office d'être si nombreux à participer à cette réunion par visioconférence.

L'épidémie de Covid-19 a pris une place centrale dans les travaux de l'Office et celui-ci a un rôle important à jouer dans la période actuelle. En effet, les sciences n'ont jamais été aussi présentes dans les médias et dans le débat public, même si les décisions relèvent toujours d'un arbitrage final de nature politique.

La gestion de l'épidémie fait intervenir des questions très diverses dans les domaines de la biologie, de la chimie, de l'informatique, des mathématiques, de la médecine ou de la logistique. Cette diversité apparaît dans les auditions menées actuellement et les notes qui ont été publiées ces derniers jours par l'Office ; celui-ci tire un grand profit des conseillers scientifiques et ingénieurs stagiaires qui ont rejoint son secrétariat.

Le projet de note qui a été transmis aux membres de l'Office en vue de la réunion de ce jour porte sur les technologies de l'information utilisables pour lutter contre l'épidémie. C'est un sujet très sensible, avec des enjeux éthiques forts, et qui a donné lieu à de nombreuses interventions publiques.

La note aborde d'abord les aspects techniques, en distinguant selon qu'ils concernent les données de santé ou les données de localisation.

Les données de santé (description des symptômes, imagerie, etc.) visent à faciliter les diagnostics et à améliorer la connaissance scientifique de l'épidémie (par exemple la caractérisation d'éventuels profils à risque). Elles ont vocation à être intégrées dans de grandes bases de données (Programme de médicalisation des systèmes d'information - PMSI pour les données hospitalières, Système national des données de santé - SNDS, etc.). Les applications destinées à les recueillir ne posent pas de problèmes techniques ou éthiques particuliers puisqu'elles s'inscrivent dans des processus classiques liés au diagnostic, au parcours de soins ou à l'analyse statistique de données de santé.

Les données de localisation visent à conforter les mesures de distanciation sociale ou aÌ eìtudier les mouvements de population. Elles permettent de localiser les individus ou de renseigner sur des positions relatives, donc de réaliser un traçage ; le mot anglais tracking renvoie à une localisation en temps réel, alors que tracing renvoie à une localisation a posteriori. Les techniques employées sont très diverses (GPS, Bluetooth, wifi, utilisation des cartes bancaires, etc.), tout comme les usages possibles (vérification du respect du confinement, identification des cas contacts, etc.). La collecte, la consolidation, le stockage et l'usage de ces données posent de nombreux problèmes éthiques et juridiques au regard de la protection des données personnelles, des possibilités de « profilage », de la portée du consentement, etc.

La note aborde ensuite les aspects organisationnels. La gestion des données connaît de nombreuses complications et des délais conséquents, dus aux modalités de leur saisie et de leur consolidation. Constituer des ensembles de données fiables nécessite des mois plutôt que des semaines. Il ne faut donc pas croire que les considérations juridiques et éthiques sont le seul frein à l'utilisation de ces données : les contraintes organisationnelles sont majeures. Ainsi, les données intégrées au SNDS ne sont complètement consolidées qu'une fois par an ; elles peuvent e?tre deìbloqueìes de fac?on mensuelle, mais elles ne sont alors pas consolideìes.

Par ailleurs, certaines modalités d'accès aux données ne sont pas encore opérationnelles. Ainsi, le Comiteì eìthique et scientifique pour les recherches, les eìtudes et les eìvaluations dans le domaine de la santeì (CEREES), qui est chargé d'apprécier la pertinence des programmes de recherche souhaitant obtenir un accès aux données, n'est pas encore opérationnel. L'Office devra recommander d'accélérer sa mise en place.

La note aborde enfin les aspects éthiques. Le corpus juridique en matière de protection des données personnelles est très exigeant et repose sur des principes fondamentaux tels que l'obligation d'un consentement explicite, l'interdiction du profilage par des systèmes automatisés, le droit à l'effacement des données personnelles, l'absence de publicité des données individuelles collectées ainsi que, de façon générale, la proportionnalité de la collecte de données aux finalités du traitement.

La distinction, dans le discours public, entre tracing et tracking apparaît importante, aussi bien en pratique que pour l'opinion. Le mot tracking fait peur, car il implique un suivi en temps réel des déplacements individuels, alors que le traçage ou tracing est moins anxiogène car il consiste à reconstituer a posteriori les contacts interpersonnels. Aucune étude ne permet de définir précisément les critères d'un tel contact. À Singapour, est considéré comme « contact » un rapprochement pendant une demi-heure à moins d'un mètre. Mais d'autres conditions pourraient être prises en compte, notamment au regard du contexte : il n'est pas équivalent de rester une demi-heure à proximité d'une personne contaminée dans un train, dans une supérette ou à l'extérieur.

Les applications en cours de développement en Europe reposent sur un principe commun : une fois qu'un utilisateur ayant préalablement donné son accord est diagnostiqué, un message est automatiquement envoyé à toutes les personnes avec lesquelles il s'est trouvé en contact rapproché dans les jours précédents, alors qu'il était potentiellement contagieux. Ce message alerte sur le contact avec une personne contaminée, sans préciser son nom, et incite à prendre des précautions, comme le dépistage, sur la base du volontariat.

Les questions posées par l'utilisation des données de santé sont nombreuses. Il faudra faire un arbitrage sur la mise en place de mesures volontaires ou contraignantes. On peut noter que l'épidémie de Covid-19 montre une létalité de l'ordre de 0,5 % à 1,5 % ; la capacité de la société à accepter des restrictions de liberté pourrait être différente si l'on était confronté à une épidémie induisant une mortalité bien supérieure. Le degré d'acceptation d'une restriction des libertés individuelles est également lié à la culture : les sociétés occidentales sont très attachées aux libertés individuelles alors que les sociétés asiatiques peuvent accorder une place plus importante au collectif. Il convient de respecter ces différences. Pour ce qui est de la France, le substrat culturel est bien intégré dans les grands principes posés par les textes européens et français et le rôle donné à différentes autorités indépendantes comme la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), le comité d'éthique du numérique du Comité consultatif national d'éthique (CCNE) ou le Contrôleur européen de la protection des données.

La note s'achève par un appel à la vigilance sur un éventuel « effet de cliquet », c'est-à-dire le risque qu'une mesure de restriction des libertés acceptée en période de crise devienne permanente. Actuellement, la très grande majorité de la population accepte la restriction des libertés individuelles résultant du confinement, dans la mesure où elle est temporaire et s'inscrit dans un horizon de temps borné, encore indéfini mais qui ne devrait pas durer de longs mois.

L'Office devrait donc se pencher sur les différentes options acceptables pour le traçage et l'exploitation des données de santé, en prenant en compte les questions de souveraineté : ce qui doit relever du niveau national ou européen, ce qu'il est acceptable de confier à des opérateurs privés - et lesquels. Il nous faut souligner le rôle du débat public, du débat parlementaire, des institutions et des autorités indépendantes, ainsi que la multiplicité des usages et des outils liés aux technologies de l'information. L'architecture scientifico-administrative doit accroître son efficacité au regard de la disponibilité des bases de données ; en particulier, la mise en place du conseil scientifique associé à la plateforme nationale de données de santé ne doit plus souffrir de retard. Il est inacceptable que les dispositifs nécessaires à la plateforme nationale de santé ne soient pas opérationnels. Cette défaillance est la manifestation d'une viscosité administrative détestable.

Il faut aussi insister sur le sujet de l'efficacité technique. Celle de l'application de traçage qui pourrait éventuellement être déployée dépend de son acceptation par le public et des modalités d'implémentation, par exemple de l'efficience de la détection par technologie Bluetooth.

Plusieurs d'entre vous sont déjà intervenus sur le fil de discussion : Julien Aubert a souligné à juste titre l'importance du respect de la langue française, le mot « traçage » devant être préféré à « tracing » ; Valéria Faure-Muntian s'est interrogée sur la contagiosité du coronavirus. C'est un paramètre très important des modèles développés pour estimer la propagation de l'épidémie, sur lequel on sait encore peu de choses. Ce paramètre de contagiosité est noté R0 en situation naturelle, au début de l'épidémie, et Re en conditions particulières, par exemple après intervention de la puissance publique.

Il est égal au nombre de personnes qu'une personne infectée va contaminer à son tour. S'il est supérieur à 1, l'épidémie progresse de manière exponentielle ; s'il est, au contraire, strictement inférieur à 1, l'épidémie s'éteint d'elle-même.

Il est clair que le R0 (contagiosité en configuration naturelle, en l'absence de mesures de restriction) était supérieur à 1. Nous disposons cependant d'indices forts tendant à prouver que les mesures de confinement limitent la contagiosité. Le fait est documenté, notamment pour l'épidémie de grippe espagnole qui a sévi en 1917 et 1918, puis en vagues ultérieures.

Ce qui compte, c'est donc la façon dont les mesures prises vont peser sur le paramètre de contagiosité. Or nous ne disposons pas d'estimation précise à ce sujet, pas plus que nous ne disposons d'estimation sur la proportion de la population qui est infectée.

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