Intervention de Gilles de Robien

Commission d'enquête Concessions autoroutières — Réunion du 11 mars 2020 à 15h45
Audition de M. Gilles de Robien ministre de l'équipement des transports du logement du tourisme et de la mer de 2002 à 2005

Gilles de Robien, du logement, du tourisme et de la mer de 2002 à 2005 :

Je ne sais pas si c'est bien dit, mais c'est pensé, en tout cas, avec un peu d'expérience !

Pour prendre l'exemple de cette phase neigeuse, qu'aurait fait l'État ? Je pense que l'État aurait remercié le directeur qui gérait son autoroute ; dans le privé, je pense que le PDG aurait peut-être félicité le directeur qui a laissé les péages ouverts. Vous voyez la différence... Mais il n'y aurait, peut-être, pas eu 15 000 ou 30 000 véhicules bloqués, avec sans doute deux ou trois fois plus de personnes, pendant 24 heures ou un peu plus, sous la neige.

Avec ces trois exemples tirés de mon expérience au ministère et mon vécu de maire, je me suis donc forgé une sorte de conviction, un peu définitive : il ne faut pas vendre les autoroutes. Je m'en suis évidemment ouvert au Premier ministre et j'ai bien sûr subi l'assaut de Bercy. C'est quelque chose de résister à Bercy. Permettez-moi une digression sur le logement : quand on ne sait pas résister à Bercy, on pique 5 euros d'aide personnalisée au logement (APL)...

J'ai connu deux ministres successifs, respectables et, par ailleurs, amis - surtout le premier, mais le deuxième était un ami politique.

Le premier, Francis Mer, me dit un jour qu'il veut parler avec moi des autoroutes. Je lui ai demandé un délai avant de le rencontrer, et j'ai commandé à la Direction des routes une belle étude financière. Quand vous venez devant Bercy et que vous êtes ministre des transports, on vous attend avec des chiffres et je suis venu avec des chiffres, une belle étude, pleine de graphiques dans tous les sens. J'ai dit à Francis Mer, en présence de l'un de ses conseillers, certainement de grande qualité, qu'il ne fallait pas privatiser, car nous arrivions à un moment où les dividendes allaient être de plus en plus importants, où la dette fléchissait et où l'État allait certainement pouvoir bénéficier des investissements passés.

Un an après, un autre ministre des finances arrive et demande à me voir. « Sur quel sujet, Nicolas ? » « Les autoroutes. » Je suis allé le voir avec la même étude, et il m'a reçu en compagnie du conseiller présent l'année précédente. Je n'ai pas réussi à le persuader, il était convaincu qu'il fallait vendre - c'est un libéral et il a le droit d'avoir cette idée. Il s'est montré très intéressé par mon étude, et je n'ai plus jamais entendu parler des autoroutes.

En guise de conclusion un peu théorique sur mon idéologie, j'estime que quatre ou cinq choses, qui me semblent frappées au coin du bon sens, sont politiquement importantes à dire devant la commission.

Premier point, l'État, sur le principe, doit garder dans sa main ses grandes infrastructures. On dit toujours que l'État est faible, mais les infrastructures font partie des « muscles », disons des « gènes » de l'État. Ce sont ses artères, comme dans un corps humain, et il est important que l'État garde, au premier rang, ses ports, son énergie, ses aéroports, ses infrastructures autoroutières - je demande pardon à ceux qui sont d'avis contraire, mais vous m'avez convoqué pour que j'exprime ma conviction. J'en suis de plus en plus persuadé, ces infrastructures sont des instruments de la politique d'aménagement du territoire, des instruments d'attractivité du territoire, et remplissent une mission de service public.

Certes, on peut toujours confier une mission de service public à des tiers, mais lorsque le marché a des intérêts contradictoires avec le service public, je pense qu'il y a vraiment une césure.

Deuxième point - c'est un principe que tout étudiant en économie connaît -, on ne privatise jamais un monopole. Vous me direz qu'il n'y a pas de monopole en l'espèce : bien sûr, quand une autoroute à péage est créée, on peut continuer à emprunter une nationale - que sont d'ailleurs devenues les nationales ? Mea culpa, c'est moi qui les ai décentralisées ! Est-ce que les nationales, aujourd'hui, peuvent être comparées aux autoroutes, en termes de sécurité, de rapidité, de confort ? La réponse est : « Non. »

Pour moi, même lorsqu'on a le choix entre les routes nationales d'aujourd'hui et une autoroute, l'autoroute est quasiment en situation de monopole lorsqu'il s'agit d'aller d'un point à un autre, surtout éloigné. On peut hésiter pour 30 kilomètres, mais on n'hésite plus pour en faire 500. En pratique, l'utilisateur n'a pas le choix. Donc, si l'on privatise un monopole, il devient - j'ose à peine vous le dire, parce que ce terme fera hurler certaines grandes entreprises - une rente de situation et cesse plus ou moins d'être un service public. Telle est ma perception avec quelques années de recul.

Troisième point, je pense que l'État est plus faible - je vous l'ai dit tout à l'heure - lorsqu'il doit faire respecter les cahiers des charges que lorsqu'il gère en direct. C'est apparemment paradoxal, mais ça ne l'est pas en réalité. Pour reprendre l'exemple de l'autoroute A10, après l'incident que j'ai mentionné, j'ai demandé à voir les cahiers des charges. Vous allez peut-être trouver encore que le mot est trop fort - ne le prenez pas à la lettre - : j'ai trouvé un contrat léonin. La preuve, il était signé pour des décennies ; la société a accepté de le réviser et nous avons fait des avenants. Cela prouve bien qu'il y avait un déséquilibre entre les signataires et j'espère qu'il a été en partie réduit grâce à la signature de ces avenants, dans les mois qui ont suivi cet incident. D'ailleurs, Cofiroute a tenu à marquer cette signature en faisant venir des photographes, en obtenant des articles de presse, etc.

Donc, l'État est plus faible pour faire respecter le cahier des charges, même à travers les contrats de régulation. Quand je vous parlais des retards de travaux, j'y vois aussi la preuve que l'État est plus fort pour gérer en direct, ce qui me permet de rendre hommage au formidable corps des Ponts et chaussées, que j'ai beaucoup apprécié pendant ces trois ans.

Quatrième point, j'en viens à l'aspect financier, moins important que la théorie du pouvoir de l'État. Pour moi, les dividendes seraient mieux utilisés s'ils étaient fléchés au lieu d'être versés directement au budget de l'État - ce que veut toujours Bercy. En tout cas, la perception de dividendes valait mieux que le versement d'une somme flat - 12 milliards d'euros ou 13 milliards, je ne sais plus le chiffre...

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