Notre réflexion sur la raison d'être des entreprises a démarré il y a plusieurs années, mais pour que nous puissions demain continuer à y réfléchir, encore faudrait-il qu'il y ait toujours des entreprises... C'est pourquoi je vous propose non seulement de rappeler les grandes lignes de notre étude, mais aussi de revenir sur ce que nous percevons des conséquences possibles et prévisibles que pourrait avoir cette crise sur le monde économique et social.
Depuis le 19ème siècle, plusieurs conceptions de l'entreprise se sont succédé. À l'origine, dans l'ère « patrimoniale », l'entreprise-type est dirigée par son créateur, qui est aussi son propriétaire. Lorsque celui-ci passe la main, nous entrons dans l'ère « technico-managériale », où les dirigeants deviennent des managers professionnels.
Cette deuxième ère a duré longtemps, jusqu'aux années 1960-1970, lorsque s'est imposée l'idée, notamment sous l'influence de l'école de Chicago, que les entreprises avaient perdu de vue un objectif essentiel : l'intérêt de leurs actionnaires. Cette troisième ère, celle de l'entreprise « actionnariale », qui est aussi celle de l'entreprise financière, est dominée par la conception suivante : l'entreprise a un objet principal, qui est la maximisation de son profit. Les intérêts des autres parties prenantes - les salariés, les clients, l'environnement, etc. - doivent être considérés non pas comme des objectifs secondaires mais comme des contraintes, qu'il s'agit bien sûr d'internaliser et de respecter mais dont la détermination n'appartient pas à l'entreprise. Ces contraintes, sous la forme de règles, de lois et de normes, sont définies par d'autres acteurs, à commencer par le législateur.
Cette conception de l'entreprise a conquis le monde très rapidement, notamment sous les mandats de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, et s'est imposée dans les pays émergents. C'est seulement dans la période récente, que l'on peut faire remonter à la crise financière de 2008, que ce modèle a commencé à être sérieusement contesté pour ses insuffisances, et à courir le risque de perdre le soutien des populations. C'est dans ce contexte qu'ont été lancées des réflexions sur un modèle alternatif - auxquelles se rattache l'étude de l'Institut de l'Entreprise.
Deux critiques principales sont adressées au modèle « actionnarial » : d'une part, il a créé des inégalités ; d'autre part, en ne servant pas de manière équilibrée les intérêts des différentes parties prenantes de l'entreprise, il conduit celles-ci à se désengager de l'effort collectif. D'où la nécessité d'affirmer aujourd'hui que l'entreprise n'a pas un seul objectif mais plusieurs : elle doit non seulement maximiser le profit des actionnaires, mais aussi l'intérêt de ses clients, salariés et fournisseurs, ou encore des territoires, voire des générations futures - avec, naturellement, la nécessiter d'arbitrer en permanence entre ces objectifs qui peuvent être parfois contradictoires.
Le problème s'est posé depuis un mois d'une façon inattendue, à l'occasion du débat sur la possibilité pour les entreprises de verser des dividendes pendant la crise. Plusieurs voix se sont curieusement élevées pour s'opposer au versement des dividendes, chose que l'on n'aurait pas imaginée dans le modèle de l'entreprise actionnariale. Si beaucoup d'entreprises ont refusé de ne verser aucun dividende, nombreuses sont celles qui ont accepté d'en limiter le montant, afin que les efforts soient répartis entre tous les acteurs de l'entreprise.
Affirmer que l'entreprise est un organisme aux objectifs pluriels, qui rassemble diverses parties prenantes collaborant entre elles, conduit à faire évoluer le modèle de l'entreprise actionnariale. Des perspectives ont été ouvertes par la loi PACTE (loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises) et le rapport de Jean-Dominique Senard et Nicole Notat.
Avant de se demander comment répartir la richesse créée, il faut se demander à quoi sert l'entreprise, et ce que les différentes parties prenantes en attendent. Dans ce que nous avons appelé « l'entreprise post-RSE », la responsabilité de l'entreprise vis-à-vis de la société, de la nature ou encore des générations futures ne doit pas être considérée comme une cerise sur le gâteau, comme un complément qui viendrait en sus de la performance économique, mais doit être mise sur le même plan que celle-ci et arbitrée en proportion du niveau d'engagement de chacune des parties prenantes engagées dans l'entreprise. En bref, c'est parce qu'une entreprise est utile qu'elle est prospère, et pas l'inverse.
Ensuite, il faut définir les mécanismes de fonctionnement et de gouvernance permettant de traduire cela concrètement et de mieux partager la richesse créée. Toutes les conséquences n'ont pas encore été tirées bien sûr, mais il me semble que l'un des enjeux majeurs sera la représentation de l'intérêt des différents acteurs ou parties prenantes au sein du conseil d'administration.
Voilà pour le tableau général. Dans quelle mesure la situation actuelle change-t-elle les choses ? Permettez-moi, pour répondre à cette question, de m'appuyer avant tout sur l'exemple de Véolia que je connais le mieux.
Je ne vous cache pas que la situation actuelle est difficile, et la nouvelle étape qui s'annonce au lendemain du 11 mai me paraît loin d'être gagnée.
Après avoir passé les deux derniers mois à essayer de faire fonctionner l'essentiel et à préparer le redémarrage de leur activité, les entreprises sont aujourd'hui, dans l'ensemble, prêtes à faire revenir un maximum de personnes au travail dans des conditions sanitaires adaptées - ce qui signifie notamment que tout le monde ne pourra pas revenir et qu'il faudra mettre en place des roulements.
Mais il ne suffit pas de revenir au travail : encore faut-il qu'il y ait du travail. Et c'est là, à mon sens, que se pose le problème. Les entreprises industrielles vont être confrontées à une baisse de la demande : comment faire fonctionner une usine automobile si les gens n'achètent plus de voiture ? Comment faire redémarrer le secteur du BTP alors que presque tous les chantiers de leurs clients, publics comme privés, ont été arrêtés du jour au lendemain ?
Chez Véolia, par exemple, les travaux de pose de canalisations et de réseaux d'assainissement se sont arrêtés du jour au lendemain, l'activité passant de 100 % le 12 mars à 5 % le 18 mars. Cette semaine, la reprise est de seulement 30 %. Ma crainte est que les entreprises de ces secteurs s'appauvrissent durablement si la commande publique ne reprend pas au plus vite. Je rappelle à cet égard qu'en Italie, la commande publique s'est beaucoup moins fermée qu'en France pendant le confinement. Les mesures prises dans notre pays ont été tellement fortes que la réouverture des chantiers risque d'être très difficile.
Le Sénat représente les collectivités territoriales : je me permets donc d'insister auprès de vous pour que les chantiers dont les budgets avaient été engagés mais qui ont été interrompus puissent reprendre au plus vite, de même que les travaux de maintenance des réseaux d'assainissement, qui se sont encrassés pendant la période de confinement.
Certains parlent avec optimisme du « jour d'après », comme si l'activité allait rapidement retrouver son niveau d'avant la crise, comme si la France, telle la Belle au Bois dormant, allait se réveiller dans le même état où elle s'était endormie. Malheureusement, je crains qu'il y ait une longue période de transition entre aujourd'hui et le « jour d'après », où nous devrons durant de longs mois travailler dans des conditions dégradées - je parlerais donc plutôt du « jour d'avec », car la reprise se fera avec de nouvelles contraintes que nous devrons respecter afin d'assurer la sécurité sanitaire de chacun, et qui entameront durablement la productivité. Si cela dure six mois, les conséquences pour l'économie seront peut-être plus lourdes que celles du confinement lui-même. Et si cela dure davantage, ce sera pire encore.
L'intervention publique, sous la forme d'un plan de relance, pourrait être absolument nécessaire pour faire repartir l'économie. Une activité qui reprend à 95 %, c'est 5 % de chômeurs en plus.
Enfin, au sein de l'Institut de l'Entreprise, nous nous inquiétons du sort de nombreuses petites entreprises qui pourraient ne pas survivre à l'été. Je pense à ces dizaines, voire centaines de milliers de TPE/PME dans les secteurs de la restauration, de l'hôtellerie, du tourisme, de l'événementiel, etc. Des centaines de milliers de Français pourraient perdre leur outil de travail auquel ils ont parfois consacré leur vie, et faire entendre leur désespérance. Il reste encore un peu de temps, d'ici là, pour imaginer des solutions afin que ce drame ne survienne pas, mais il faut nous en préoccuper dès aujourd'hui. Dans ces secteurs, les prêts accordés ne seront évidemment jamais remboursés : il faut d'ores et déjà réfléchir à les transformer en subvention ou en un autre dispositif qui permettrait à ces entreprises de retrouver leur état d'avant la crise.
Dans le contexte dramatique de survie que nous connaissons, toutes nos réflexions sur la « raison d'être » des entreprises auront bien du mal à être audibles si nous ne leur apportons pas, d'abord, des solutions.