Intervention de Christine Mauget

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 5 mars 2020 : 1ère réunion
Table ronde sur le forum génération égalité de 2020

Christine Mauget, membre de la commission Enjeux européens et internationaux au Haut Conseil à l'égalité (HCE) :

L'OMS reconnaît les droits sexuels et reproductifs comme les droits de toute personne à effectuer ses propres choix en ce qui concerne sa sexualité et la maîtrise de sa fécondité, dans le respect de soi et des autres, sans contrainte, ni dépendance, ni violence. Cette définition comprend aussi le droit d'accès à l'information, à l'éducation et aux services nécessaires pour soutenir ces choix. L'IPPF (Fédération internationale pour la planification familiale) affirme que les droits sexuels constituent un ensemble de droits relatifs à la sexualité qui émanent des droits à la liberté, à l'égalité, au respect de la vie privée, à l'autonomie, à l'intégrité et à la dignité de tout individu.

Nous savons que ces droits sont la clé de voûte de l'autonomie des femmes. Ils conditionnent la possibilité pour chacune d'exercer pleinement tous les autres droits, de développer son autonomie, de s'extraire de la fatalité des grossesses et d'un rôle social essentialisé. Différents rapports, déclarations et conférences internationales soulignent au fil du temps la nécessité de développer une vision positive et émancipatrice de ces droits pour créer le cadre d'une meilleure santé sexuelle et d'une égalité réelle entre les femmes et les hommes.

Des textes européens et internationaux encouragent ou demandent aux États de faire évoluer leur législation et d'aller plus loin dans l'affirmation à la reconnaissance des droits des femmes, des jeunes et des personnes en matière de sexualité. Cela implique le droit à l'information, à l'éducation à la sexualité, à la contraception, mais aussi le droit d'avoir accès à une solution sécurisée face à une grossesse non prévue, ce qui suppose la dépénalisation de l'avortement. Cela concerne également le droit de vivre sa sexualité sans répression ni dépendance, quelles que soient son orientation sexuelle et son identité de genre.

Dans un monde où les rapports hommes-femmes sont inégalitaires et où les tabous sur la sexualité sont implantés et persistants, l'avancée des droits sexuels a tendance, sous le joug de politiques répressives, conservatrices, populistes ou homophobes, à être mise à mal, remise en cause, voire à basculer dans la répression. Comme le décrit fort bien le dernier rapport Santé, droits sexuels et reproductifs des femmes en Europe du commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, des menaces résurgentes ont émergé en Europe ces dernières années sur la santé sexuelle et reproductive des femmes.

En 1994, la Conférence internationale de la population et du développement réunie au Caire a débouché sur un programme d'action signé par 179 pays. Elle a élargi le débat sur les questions des droits sexuels et reproductifs. Les discussions étaient auparavant centrées sur des objectifs démographiques à cadrage étatique. Pour la première fois, les États membres des Nations Unies ont confirmé que les droits sexuels et reproductifs étaient des droits humains. Ils ont fait le lien entre le droit à la santé sexuelle et reproductive, le statut des femmes et les questions d'égalité et d'autonomie.

Cela a mis en avant le lien étroit entre la santé de la reproduction et le développement social et économique. Ce programme souligne aussi l'importance d'une information adaptée et d'une éducation à la sexualité pour les jeunes. Nous observons aujourd'hui des difficultés à mettre cela en oeuvre un peu partout. Récemment, en Murcie, des parents ont exercé leur veto pour une éducation à la sexualité. Ce mouvement est piloté par un courant conservateur espagnol. Le programme d'action de 1994 propose enfin un accès universel aux services de planification familiale.

Des déclinaisons régionales, comme le protocole additionnel à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples relatif aux droits de la femme en Afrique, dit protocole de Maputo, ont vu le jour au fil du temps. Le protocole de Maputo est un outil essentiel en matière d'égalité et de lutte contre les violences et sur la question des droits sexuels et reproductifs en Afrique. Il a été adopté par l'Union africaine en 2003 et est en vigueur depuis 2005. À ce jour, sur 55 pays membres, il a été ratifié par 37 pays et signé par 49 pays. Ces États commencent à mettre leur législation en cohérence avec ce texte.

L'article 14 du protocole portant sur les droits sexuels et reproductifs reconnaît le droit d'exercer un contrôle de la fécondité, le droit de décider de la maternité, le droit au choix de la méthode et le droit à l'éducation sur la planification familiale. Il est stipulé dans l'article 14.2.C que les États prennent toutes les mesures appropriées pour protéger les droits reproductifs des femmes, particulièrement en autorisant l'avortement médicalisé en cas d'agression sexuelle, de viol, d'inceste et lorsque la grossesse met en danger la santé mentale et physique de la mère, ou la vie de la mère ou du foetus. De légères avancées sont survenues récemment en Côte d'Ivoire, où la notion de viol a été introduite pour obtenir un avortement.

En 2016, sous le pilotage du Rwanda, un plan d'action a été défini à Kigali. Il s'étend jusqu'en 2030 et inclut la question des droits sexuels et reproductifs. Lors de la quatrième Conférence mondiale des femmes à Pékin en 1995, l'attention s'est portée sur l'égalité entre les femmes et les hommes et sur les violences. Concernant les droits sexuels et reproductifs, la Déclaration de Pékin reprend celle du Caire. Un point a néanmoins été ajouté en 1995 : le fait que les gouvernements doivent réviser les lois qui prévoient des sanctions contre les femmes en cas d'avortement illégal. C'est toujours le cas en République démocratique du Congo, au Sénégal, au Brésil et c'était encore le cas récemment au Portugal. Depuis cette date, il a été impossible de renforcer ce texte sur les droits sexuels et reproductifs dans les CSW successives, en particulier sur la dépénalisation de l'avortement. La déclaration en ouverture de la CSW 64, qui sera limitée en raison du coronavirus, ne fait pas de place à ces droits, qui ne seront pas évoqués. C'est dramatique !

Faut-il rappeler que dans le monde une femme meurt toutes les huit minutes des suites d'un avortement ? La question de l'avortement est en effet centrale dans les droits sexuels et reproductifs. Il s'agit du droit des femmes à décider de poursuivre ou non une grossesse non prévue, et ce dans un cadre sécurisé et dépénalisé. Agnès Guillaume et Clémentine Rossier soulignent dans leur article L'avortement dans le monde : état des lieux des législations, mesures, tendances et conséquences, paru en 20188(*), qu'étant donné que les rapports de genre restent inégalitaires dans de nombreux pays du monde et que la vision des femmes demeure fortement attachée à la maternité, la pratique de l'avortement est souvent stigmatisée à des degrés divers selon les sociétés.

L'acquisition du droit à l'avortement en Europe s'est faite avec plus ou moins de restrictions, d'une part entre 1970 et 1980 grâce au mouvement féministe, et d'autre part entre 1990 et 2000, après la partition du bloc de l'Est. Toutefois, les situations sont variées et il existe des décalages entre les textes législatifs, leur application et la pratique. Il faut noter aussi la montée en puissance et en influence des mouvements anti-choix qui s'appuient depuis 2013 sur un agenda centré sur la restauration de l'« ordre naturel ». La chaîne Arte a d'ailleurs reprogrammé un documentaire intitulé Avortement, les croisés contre-attaquent, qui est un témoignage précieux pour mieux connaître ces courants à l'échelle de l'Europe. Je vous encourage à le regarder.

Pour trouver une solution à une grossesse non prévue, les femmes européennes migrent d'un pays à l'autre. Les Irlandaises migraient auparavant en Angleterre, mais une loi a désormais été votée en Irlande. Les Polonaises migrent en Suède alors que dans les années 1960, les Suédoises migraient en Pologne pour se faire avorter. Les Françaises migrent en Espagne, aux Pays-Bas ou en Angleterre quand leur grossesse est à un stade trop avancé. Les Allemandes migrent aussi aux Pays-Bas. En Italie, la clause de conscience est appliquée à 80, voire 95 % selon les territoires. Les femmes paient donc leur IVG au prix fort (de 500 à 2 500 euros) dans un silence assourdissant de l'Europe. Au Planning familial, nous espérions depuis longtemps une enquête qui permette de visualiser ces migrations et de les cartographier. Une telle enquête est en cours. Cela nous permettra d'avoir un outil de connaissance de la réalité. Le prix de ce choix révèle donc de façon criante une discrimination majeure faite aux Européennes entre elles en matière de santé sexuelle et de droits.

Le récent rapport publié par le CESE fait un état des lieux exhaustif et apporte de nombreux éclairages sur les freins et les régressions sur ces droits en Europe. Je vous invite également à le lire.

Hors des frontières de l'Europe, les situations sont très diverses. L'avortement reste illégal ou restreint à certaines conditions dans un grand nombre de pays, notamment ceux du sud. L'Amérique latine a vécu sous une chape dictatoriale, patriarcale et religieuse pendant des décennies. Elle peine à s'en extraire. Depuis les années 2000, les lois sur l'avortement oscillent entre libéralisation et restriction, avec parfois une remise en cause d'un droit acquis à travers des modifications du code pénal ou de la constitution. La forte et constante mobilisation de la jeunesse pour ces droits encouragera peut-être des changements notables. En Argentine, le droit à l'avortement pourrait être autorisé prochainement, sous la présidence d'Alberto Fernández.

En Afrique, seuls quelques pays ont assoupli leur législation, s'inscrivant dans le cadre minimal du protocole de Maputo. 89 % des Africaines vivent dans un pays où la loi est restrictive. De plus, quand la loi autorise l'avortement, l'accès en est généralement difficile. En effet, l'accès à l'avortement est limité en Afrique du fait d'une offre de service qui est presque inexistante. Cela conduit les femmes à des pratiques dangereuses. Environ 95 % des avortements pratiqués en Afrique se font dans la clandestinité.

En Asie, le panorama juridique est plus diversifié et plus permissif. Un tiers des pays autorise l'avortement à la demande de la femme. Au Canada et aux États-Unis, l'avortement est autorisé à la demande de la femme. Il s'agit d'un droit constitutionnel aux États-Unis depuis l'arrêt Roe v. Wade de la Cour suprême en 1973. Toutefois, chaque État peut maintenant réglementer cette question, ce qui ouvre une réelle brèche dans le droit constitutionnel. Les tentatives de durcissement sont récurrentes pour revenir sur ce droit. Cela est rendu possible du fait de la nomination de juges anti-choix à la Cour suprême. Ainsi, vingt-huit États ont introduit plus de 300 nouvelles règles limitant l'avortement entre janvier et mai 2019.

Il peut s'agir de réglementations spécifiques sur les structures de santé, de l'obligation d'un conseil ou d'un délai de réflexion, de la présence requise des parents ou encore d'examens supplémentaires. Ces conditions entravent de plus en plus le droit constitutionnel localement, avec une réduction importante de l'offre de service. Nous nous souvenons de Wendy Davis, qui a fait obstruction pendant vingt-quatre heures pour éviter la disparition de la moitié des centres pratiquant l'avortement au Texas - fait qui s'est malheureusement confirmé par la suite. L'élection de Donald Trump en 2016, qui adhère fortement au courant anti-choix évangéliste, et le rétablissement de la règle du bâillon mondial ont eu notamment pour effet d'interdire le financement par les États-Unis de programmes d'information en santé sexuelle et reproductive dans les pays du sud. C'est une véritable catastrophe.

Le Forum Génération égalité qui aura lieu en juillet consacre l'une de ses coalitions à la santé sexuelle et reproductive. C'est une bonne nouvelle. Étant donnés les engagements répétés de la France au niveau international, un courrier avait été envoyé au Président de la République par plusieurs organisations pour que la France mène cette coalition.

Il faut associer les associations féministes, qui luttent de longue date pour ces droits. Par leur travail permanent et continu, elles ont contribué à semer au fil du temps des cailloux dans la chaussure d'un ordre patriarcal en s'appuyant sur une vision universaliste des droits. Elles ont bataillé et bataillent toujours pour permettre de construire un continuum de libre choix éclairé partout en matière de sexualité afin de contribuer notamment à vider de leur sens les propos tenus par le président du Comité consultatif à la recherche en santé de l'OMS : « Les femmes ne meurent pas de maladie que nous ne pouvons pas traiter. Elles meurent parce que la société n'a toujours pas décidé que leur vie méritait d'être sauvée ».

Les femmes ne sont ni la moitié, ni les moindres, ni les subalternes, ni les complémentaires des hommes. Elles sont des citoyennes à part entière dans leurs droits et dans leurs choix. Il n'y a pas d'alternative et c'est bien cela que doit réaffirmer le Forum Génération égalité.

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