La proposition de loi de notre collègue Josiane Costes relative aux mineurs vulnérables comporte une série de mesures concernant le délaissement de mineurs, les mineurs confiés à l'aide sociale à l'enfance (ASE) et les mineurs isolés étrangers. Initialement inscrite à l'ordre du jour du Sénat du 2 avril, au titre de l'espace réservé du groupe RDSE, cette proposition de loi sera finalement discutée en séance le 28 mai prochain, la Conférence des présidents ayant décidé de la réouverture des espaces réservés des groupes.
Notre commission s'est saisie pour avis de cette proposition de loi et la commission des lois lui a délégué l'examen au fond des articles 5, 6 et 9 qui concernent l'aide sociale à l'enfance.
Les missions d'aide sociale à l'enfance, assurées par les conseils départementaux, participent activement à la protection de l'enfance sur le territoire, par des actions de sensibilisation ainsi que par des mesures d'action éducative et de placement de mineurs en danger, sur décision administrative ou judiciaire.
Au 31 décembre 2017, 344 000 mesures d'ASE sont en cours auprès des mineurs et jeunes majeurs de moins de 21 ans, dont la moitié pour un placement. Le nombre de ces mesures a augmenté de 31 % entre 1996 et 2017, alors que la population des moins de 21 ans n'a crû que de 3 % durant cette période. Cette évolution montre l'intérêt de renforcer les actions de prévention et de protection des mineurs vulnérables, en particulier pour les mineurs et jeunes majeurs victimes de maltraitances ou de carences éducatives.
La crise sanitaire que nous traversons rappelle la nécessité de mieux protéger les enfants, en particulier contre les violences intrafamiliales auxquelles ils sont davantage exposés depuis la période de confinement. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : la semaine du 13 au 19 avril a connu un nombre d'appels au 119 en hausse de 89 % par rapport à la même période l'année dernière.
Je partage l'objectif poursuivi par la proposition de loi : il est nécessaire de renforcer la protection de l'enfance par un meilleur accompagnement des mineurs vulnérables, dont ceux suivis par l'ASE. Les dispositifs proposés par le texte appellent cependant plusieurs réserves que je vais détailler en abordant les trois articles qu'il nous revient d'examiner.
Concernant l'article 5, le souhait de l'auteure de la proposition de loi est d'ouvrir la possibilité pour une famille d'accueil d'accueillir un unique enfant placé. Rien ne s'oppose dans le droit en vigueur à ce qu'un assistant familial soit agréé pour l'accueil d'un seul mineur. Le code de l'action sociale et des familles ne fixe qu'un plafond de trois mineurs pouvant être accueillis au sein d'une famille d'accueil, mais il ne fixe pas de plancher. La mesure proposée est donc satisfaite.
L'article 6 prévoit de rendre obligatoire la prise en charge des mineurs émancipés et des jeunes majeurs de moins de vingt et un ans par les services de l'aide sociale à l'enfance.
L'accompagnement des jeunes majeurs est aujourd'hui laissé à l'appréciation des départements, puisque l'article L. 222-5 du code de l'action sociale et des familles dispose que ces jeunes majeurs « peuvent également être pris en charge à titre temporaire par le service chargé de l'aide sociale à l'enfance » lorsqu'ils éprouvent « des difficultés d'insertion sociale faute de ressources ou d'un soutien familial suffisants ». Cet accompagnement prend la forme d'un contrat jeune majeur dont les critères d'éligibilité et les mesures d'accompagnement sont définis par chaque département. Le nombre de jeunes majeurs faisant ainsi l'objet d'un suivi par l'ASE s'élevait à 21 400 fin 2018.
La marge d'appréciation laissée aux départements génère toutefois une hétérogénéité entre les territoires, tant en ce qui concerne le nombre de jeunes majeurs suivis que la nature de l'accompagnement proposé. L'Assemblée des départements de France, que j'ai entendue avec Alain Marc, rapporteur de la commission des lois, nous a indiqué que certains départements assuraient un suivi très limité des jeunes majeurs en raison d'un manque important de moyens pour le faire.
Dans le cadre de la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté, le Gouvernement a souhaité renforcer les mesures visant à accompagner les jeunes majeurs vulnérables et prévenir les « sorties sèches » de l'aide sociale à l'enfance. Ces mesures, en cours de déploiement depuis l'année dernière, sont mises en oeuvre sous la forme d'une contractualisation avec les départements.
Dès lors, la mesure proposée par l'article 6, qui vise à introduire une obligation d'accompagnement des jeunes majeurs, appelle plusieurs réserves de ma part. Bien que l'article propose une compensation par l'État des dépenses obligatoires résultant de cette prise en charge, il risque de créer d'importantes dépenses non compensées à la charge des conseils départementaux, diluant ainsi les moyens consacrés à l'ASE, déjà insuffisants aujourd'hui.
Je rappelle que les dépenses d'aide sociale à l'enfance représentent déjà près d'un quart du budget d'aide sociale des départements et que la crise sanitaire actuelle risque d'engendrer d'importantes dépenses supplémentaires pour ces collectivités au titre des politiques sociales et médico-sociales.
Par ailleurs, l'instauration de cette obligation risque de rigidifier le cadre législatif applicable, alors que tous les jeunes suivis par l'ASE n'ont pas forcément besoin d'un accompagnement jusqu'à 21 ans. Il serait sans doute préférable d'évaluer dans un premier temps, à l'issue de leur mise en oeuvre, les mesures en cours de déploiement visant à lutter contre les sorties sèches de l'ASE, avant de modifier la loi sur ce point.
Enfin, l'article 9 prévoit que l'attribution des allocations familiales dues au titre d'un enfant confié à l'ASE ne puisse être maintenue que partiellement à la famille, sur décision du juge. Cet article précise que dans le cas du maintien des allocations à la famille, le montant versé ne pourra dépasser 35 % des allocations dues à compter du quatrième mois suivant la décision du juge.
Pour les enfants confiés au service de l'ASE, le principe posé par la loi est celui du versement au service de l'ASE des allocations familiales dues au titre de cet enfant. La loi prévoit toutefois une dérogation à ce principe lorsque l'enfant fait l'objet d'une mesure judiciaire de placement : le juge peut décider de maintenir le versement de ces allocations à la famille, dans le cas où elle participe à la prise en charge morale ou matérielle de l'enfant ou en vue de faciliter le retour de l'enfant dans son foyer. Le maintien des allocations à la famille n'est donc pas automatique et soumis au cas par cas à l'appréciation du juge.
La mesure proposée reprend l'un des articles de la PPL de nos collègues Christophe Béchu et Catherine Deroche, adoptée par le Sénat en 2013, qui considéraient qu'en pratique, cette dérogation visant à maintenir les allocations à la famille de l'enfant placé était devenue la norme, sans toutefois s'appuyer sur des chiffres précis quant à leur répartition, faute de statistiques disponibles.
Je me suis également heurtée à l'absence de données précises sur le sujet, mais la situation a évolué depuis l'examen de cette PPL. Premièrement, les quelques chiffres que j'ai obtenus semblent nuancer le constat posé par nos collègues en 2013. Les services du ministère des solidarités et de la santé m'ont indiqué qu'ils ne disposaient pas de chiffres récents. Les données agrégées dont nous disposons remontent à 2016 : le Gouvernement indiquait alors que les allocations étaient maintenues à la famille dans 55 % des cas et versées à l'ASE dans 45 % des cas, soit une répartition plutôt équilibrée.
Les services de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) n'ont pu me donner des chiffres que pour le mois de décembre 2019, selon lesquels les allocations familiales ne sont reversées à l'ASE qu'au titre de 20 % des enfants placés. Ces chiffres concernent toutefois toutes les mesures de placement, dont le placement en urgence pour une courte durée ou encore le placement pénal au titre de l'enfance délinquante, pour lesquels le maintien des allocations à la famille paraît assez logique. En outre, comme le soulignait Catherine Deroche dans son rapport en 2013, il semblerait que certains départements n'effectuent pas les démarches nécessaires auprès des caisses d'allocations familiales (CAF) pour bénéficier du versement des allocations.
Deuxièmement, depuis la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l'enfant, les familles ayant au moins un enfant placé se voient retirer le versement de l'allocation de rentrée scolaire pour cet enfant. Les montants de cette allocation sont alors versés à la Caisse des dépôts et consignations et constituent un pécule que l'enfant peut récupérer à sa majorité.
Par conséquent, il apparaît que le droit en vigueur et son application assurent un équilibre satisfaisant entre maintien et retrait des prestations familiales dues au titre d'un enfant confié à l'ASE. Le juge peut ainsi, dans le cadre actuel, agir dans l'intérêt de l'enfant. La mesure qui nous est proposée, d'un maintien seulement partiel sur décision du juge, n'aurait sans doute que peu d'impact dans la mesure où le juge pourra fixer lui-même la part d'allocations à verser pour une durée de quatre mois. Ensuite, le fait de fixer dans la loi un seuil à 35 % d'allocations pouvant être maintenues après quatre mois créerait un cadre assez strict et pas forcément adapté à toutes les situations.
Enfin, la crise sanitaire fragilise la situation financière et sociale des familles modestes, comme en témoignent les besoins croissants d'aide alimentaire dans de nombreux foyers. La disposition proposée pourrait donc, dans le contexte actuel, fragiliser des familles qui connaissent déjà d'importantes difficultés. Il n'apparait donc pas souhaitable de modifier à ce stade le dispositif actuel.
Au total, je vous invite donc à ce que notre commission propose à la commission des lois de ne pas adopter les articles 5, 6 et 9 de cette proposition de loi. J'ai bien entendu travaillé en concertation avec l'auteure de la PPL, Josiane Costes, ainsi qu'avec le rapporteur de la commission des lois, Alain Marc. Ce dernier devrait également proposer à la commission des lois de ne pas adopter de texte. La discussion en séance porterait alors sur la proposition de loi dans sa rédaction initiale. Elle sera l'occasion d'échanger avec le Gouvernement sur les nombreuses améliorations à mener pour la protection de l'enfance, qui doit retenir toute notre attention dans le contexte actuel.