Intervention de Cédric Villani

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 30 avril 2020 : 1ère réunion
Examen d'un projet de note sur la modélisation épidémiologique au service de la lutte contre l'épidémie de covid-19

Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office :

a indiqué que les entretiens qu'il avait conduits ces derniers jours dans le cadre de la veille sur l'épidémie de Covid-19 méritaient effectivement une brève présentation.

Il y a une semaine seulement, on disait que les enfants étaient moins contagieux que les adultes. Ces deux derniers jours, les informations sont devenues plus confuses, voire contradictoires. Pas plus tard qu'aujourd'hui, le célèbre professeur Drosten, virologue à l'hôpital de la Charité de Berlin, a indiqué que les charges virales ne sont pas moins importantes chez les enfants que chez les adultes. En Allemagne, les autorités se demandent si elles ont bien fait de commencer à rouvrir les écoles. Partout en Europe ont été rapportés des cas d'enfants hospitalisés avec des syndromes d'inflammation cardiaque très inhabituels, évoquant le syndrome de Kawasaki, maladie rare.

On parle aussi de thrombose, de coagulation, d'inflammation généralisée, etc. Il est question, en particulier, d'inflammation de l'endothélium. L'attaque virale a des effets délétères aussi bien sur les poumons, le coeur, les vaisseaux et les reins que le cerveau, par le biais d'inflammations et par la formation de caillots. Les symptômes et le tableau clinique de la maladie sont plus divers que ce qui apparaissait au début de l'épidémie.

Le centre national de référence n'a pas encore publié les résultats des évaluations qu'il a effectuées sur les sérums et les tests sérologiques. Apparemment, les analyses sont terminées et la publication des évaluations ne devrait plus tarder Ces tests sont au coeur d'enjeux industriels importants, au-delà de leur intérêt pour la santé publique.

En ce qui concerne le protocole Discovery, la publication des résultats intermédiaires ne paraît pas être à l'ordre du jour. Les résultats à ce stade ne sont sans doute pas encore assez clairs pour faire l'objet d'une communication.

Par ailleurs, le débat sur l'application de traçage numérique confronte chacun à un haut niveau de complexité scientifico-politique. Vous savez que deux protocoles, l'un centralisé, l'autre décentralisé, sont sur la table et donnent lieu à d'intenses discussions. Après avoir soutenu, avec la France, l'architecture centralisée, l'Allemagne s'est tout récemment déclarée favorable à une architecture décentralisée, tandis que le pilotage du projet y passait de l'Institut Fraunhofer à l'Institut Robert-Koch.

Les autorités de sécurité des systèmes d'information accordent une préférence au modèle centralisé, mais il y a une telle force de conviction dans la communication déployée par la communauté des développeurs en faveur du modèle décentralisé que celui-ci est en train de gagner du terrain. Seules la France et la Grande-Bretagne poursuivent désormais un projet fondé sur une architecture centralisée.

En tout état de cause, il paraît clair que l'application française ne sera pas prête mi-mai et qu'elle ne le sera peut-être pas avant début juin.

Dans ce contexte foisonnant, l'Office doit poursuivre ses travaux et le programme des auditions à venir est à cet égard conséquent : il est notamment prévu d'approfondir les réflexions sur le projet d'application StopCovid, de solliciter des intervenants étrangers pour mieux apprécier les modalités de gestion de crise dans leur pays et de recueillir des informations supplémentaires sur le dispositif humain qui sera mis en place pour identifier les cas contacts et reconstituer les chaînes de contamination.

Pour élargir ce qui a été entrepris jusqu'ici, nos collègues Jean-Luc Fugit et Pierre Ouzoulias se lancent dans la rédaction de deux notes : le premier sur les questions de pollution liées à la crise du Covid-19, le second sur la façon dont les sciences humaines appréhendent l'épidémie. Par-delà sa dimension dramatique, cette crise touche tous les champs du savoir, tous les domaines de la vie en société.

J'en viens à la présentation de la note sur la modélisation épidémiologique. Il s'agit d'assurer une représentation mathématique de l'épidémie et de déterminer son évolution en fonction de cadres conceptuels et de paramètres caractérisant les processus d'infection et de guérison. La modélisation épidémiologique est une science qui a environ un siècle d'existence et vise à évaluer l'incidence de l'épidémie dans une population pour mieux apprécier sa dynamique et anticiper les besoins en matière d'hospitalisation à court et à long terme.

La modélisation épidémiologique permet aussi d'évaluer l'impact des mesures destinées à limiter la propagation de l'épidémie. Mais il y a beaucoup d'incertitudes. Certains phénomènes, comme l'intensité des relations sociales, sont difficiles à faire entrer dans une modélisation mathématique. Les paramètres sont souvent difficiles à déterminer. La modélisation ne se concentre pas sur l'individu, mais sur la foule, les modèles prenant en compte le comportement moyen des individus.

La modélisation épidémiologique se heurte à de nombreuses incertitudes, mais c'est le seul outil dont nous disposons pour estimer le nombre à venir de malades ou la gravité d'une épidémie. Au fond, dans cette crise du Covid-19, c'est la modélisation qui a été le déclencheur de la décision inédite de confinement. Ce n'est pas la gravité de la maladie en tant que telle, mais la crainte d'atteindre la limite des capacités d'accueil du système de santé qui a guidé la décision.

Ce qui a prévalu est le souci d'éviter une situation où certains patients seraient morts faute d'avoir eu accès aux soins. Édouard Philippe et Olivier Véran ont commencé leur dernière conférence de presse en évoquant la capacité du système de santé. Car c'est le déterminant fondamental qui guide tout le reste. C'est l'épidémiologie qui doit avoir le dernier mot.

Les modèles épidémiologiques les plus utilisés sont des modèles compartimentaux. On répartit la population en différentes catégories. Le modèle le plus simple est celui à 3 compartiments : S (individus sains), I (individus infectés) et R (individus retirés) - cette dernière catégorie rassemblant aussi bien les patients guéris que les morts. Des équations gouvernent l'évolution de l'effectif présent dans chaque compartiment. En début d'épidémie, il y a une croissance exponentielle du nombre d'infectés. Cette dynamique a en effet été observée dans tous les pays où l'infection s'est déclarée. Si l'on avait attendu sans prendre de contre-mesures, on serait parvenu à un plateau très élevé, puis le nombre de malades aurait régressé après qu'une immunité de groupe aurait été atteinte. En France, en mettant en oeuvre des mesures de confinement, les autorités ont arrêté la progression de l'infection bien avant que ce plateau ne soit atteint.

Le paramètre important est le coefficient R0, qui correspond au nombre de personnes que chaque personne infectée peut contaminer pendant le temps où elle est contagieuse. R0 est le taux de contamination qui prévaut en l'absence de contre-mesure. Il doit être comparé au R effectif (Reff), celui qui prévaut lorsque des mesures sont prises. Le coefficient Reff dépend de différents facteurs : le nombre de contacts quotidiens, la proximité des contacts, la durée de contagion, etc. Selon qu'il est inférieur ou supérieur à 1, le système de santé peut résister à l'épidémie ou s'effondrer.

Ce coefficient Reff est entré dans le discours politique : tant Édouard Philippe qu'Angela Merkel l'ont évoqué ; c'est très inhabituel pour un concept mathématique... Ce coefficient est le paramètre plus important pour décrire la dynamique d'une épidémie.

Le projet de note insiste sur la possibilité d'élaborer des modélisations plus complexes. On peut aller vers des modèles probabilistes plutôt que déterministes. Mais on peut aussi utiliser des modèles épidémiologiques plus complets allant au-delà de 3 compartiments : les modèles que l'on utilise aujourd'hui comptent jusqu'à 11 compartiments. On peut aussi effectuer des stratifications par âge. Tous ces modèles servent à réaliser des simulations, mais aussi à formuler des recommandations.

Certaines des équipes qui ont été auditionnées ont mis en garde contre la stratégie qui consisterait à rechercher une immunité de groupe chez les personnes à faible risque. Une telle stratégie aurait obligé à confiner davantage les personnes à risque, mais sa réussite supposait des probabilités de contact entre ces deux groupes tellement faibles qu'elle en était irréaliste. C'est sur des éléments tels que ceux-ci que le conseil scientifique avait préconisé de garder les écoles fermées et de maintenir des mesures de confinement plus strictes pour les personnes âgées.

Le projet de note fait le point sur les apports et les limites de ces modèles. La façon d'estimer les paramètres numériques qui permettent les simulations apparaît cruciale. La note présente également des comparaisons et prédictions issues de certains travaux de modélisation quant à l'évolution à court et à long terme de l'épidémie, ainsi que certains résultats intéressants dans le cadre de la stratégie de déconfinement.

Cette note, qui ne fait pas l'impasse sur les incertitudes de la modélisation, est l'une des plus techniques que l'Office ait jamais eu à examiner.

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