Je reviens sur la première question du sénateur Allizard concernant les Routes de la Soie. Je suis un peu dubitatif quant à la possibilité d'un nouvel essor eu égard aux problèmes de financement que cela pourrait poser et aux réactions locales évoquées notamment par madame Jourda. Je crois que la Chine prend en compte cette pression internationale et que l'objet est en train de changer dans la durée, sans doute pour devenir plus vert et plus respectueux, mais toujours au profit des entreprises chinoises. La question la plus importante, aujourd'hui, me paraît être celle des financements.
Les Routes de la Soie de la santé font partie des sujets sur lesquels nous avons intérêt à travailler avec la Chine en recherchant des convergences. La Chine peut agir, du fait de son appareil productif, car personne d'autre n'a la même force de frappe en matière de masques, par exemple, pour le moment. Nous avons aussi une présence en Afrique qui peut s'avérer utile. Dans un domaine tel que celui de la lutte contre la pandémie, nous ne pouvons que regretter cette bataille de narratifs car nous aurions tous intérêt à travailler ensemble. Nous devons à mon avis saisir cette opportunité pour travailler ensemble.
La politique de discrimination contre les étrangers est un peu accidentelle. C'est en quelque sorte un dommage collatéral. Je ne crois pas que le gouvernement chinois ait voulu mettre en place une discrimination particulière à l'encontre des Africains notamment. Ce sont plutôt des faits qui se sont produits localement. Le gouvernement a d'abord été dans le déni. La force de réactions, notamment de certains pays africains, l'a contraint à se montrer proactif et à prendre des mesures pour que ces agissements cessent. Il sera intéressant de voir s'ils ont, dans la durée, une influence sur les relations avec ces pays. La mise en évidence du surendettement de certains pays peut s'entendre de la même façon. Alors que la Chine était parfois le seul pays prêt à financer certains projets de développement, à des taux parfois élevés, pour des projets économiques souvent fragiles, la crise va hâter l'heure de vérité.
En ce qui concerne les achats massifs de produits médicaux par les Européens en Chine, je crois que chacun doit d'abord se sentir encouragé à considérer qu'il y a un temps pour tout. Il y a le temps de l'urgence, durant lequel on a besoin de se fournir, de se protéger. Puis vient le temps des questionnements. Je pense que nous sommes en train de sortir de l'extrême urgence et de nouvelles questions surgissent quant à la façon de traiter la crise dans la durée. Je ne suis pas certain qu'en dehors de l'Italie, qui constitue un cas particulier, où l'aide chinoise a été massive et rapide, l'intervention de la Chine ait eu un impact positif du point de vue de ses relations avec l'Union européenne. La virulence de la campagne de communication, par la suite, a été telle qu'elle a annihilé une grande partie des bénéfices qui auraient pu en être tirés. S'agissant des relations entre la Chine et la Russie, la relation entre les deux pays a tout de même un peu souffert de la gestion de la crise, du fait des mesures prises dans un premier temps par la Russie pour arrêter le transit des Chinois et plus récemment du fait des mesures assez fortes prises par la Chine concernant les transits à la frontière terrestre avec la Russie. Je pense qu'une méfiance profonde demeure, en Russie, quant au poids de la Chine, d'autant plus que celle-ci est de plus en plus présente dans ce qu'elle considère son pré carré en Asie centrale. Les deux pays se coordonnent bien en ce moment sur les grands dossiers internationaux car ils partagent des réflexes assez proches. Fondamentalement, néanmoins, ces puissances me semblent rester potentiellement rivales, ce qui peut plaider pour un rapprochement de la Russie avec l'Europe. Cette réalité de la montée en puissance de la Chine peut constituer un facteur de déséquilibre au sein de l'organisation de coopération de Shanghai et donc d'inquiétude pour les tiers.
Je n'ai aucune information quant à une éventuelle contamination qui aurait eu lieu dès cette date. On vient de me transmettre un article indiquant que l'ambassadeur de France en Chine avait alerté le président de la République dès le mois de décembre. C'est totalement faux. Les premières informations que nous avons eues datent du 31 décembre, lorsque le sujet est clairement évoqué pour la première fois à Wuhan.
L'utilisation du dispositif de crédit social a plutôt été le fait d'initiatives locales, souvent à titre d'expérimentation. Ces initiatives sont restées assez modestes. Je ne crois pas que la population l'ait mal vécu. Cela fait partie des éléments qui ont plutôt rassuré les citoyens, dans un moment de panique, du fait de la capacité à tracer et isoler ceux qui avaient été en contact avec la maladie. Si ce type d'outil est mis en place dans la longue durée, je ne suis pas certain que ce premier sentiment de réassurance subsiste.
C'est la rapidité de la montée en puissance de la présence de la Chine dans les organismes internationaux qui est d'abord impressionnante. Je ne pense pas que l'on puisse exprimer un avis définitif quant à l'inféodation de l'OMS. Il y a certainement eu des pressions et une utilisation de cette institution mais les scientifiques ne se sont pas départis d'une certaine prudence au moment de la collecte d'informations. Je pense qu'il faut prendre garde à ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain. Nous avons eu un échange que j'ai trouvé assez libre, avec l'OMS à Pékin, aux côtés des autres ambassades européennes, même si certaines questions sont restées en suspens - notamment celle du transport aérien. Fallait-il maintenir, au moment où l'épidémie battait son plein, le niveau antérieur de flux aériens ? Cette question rejoint celle de la réalité des chiffres à Wuhan. Sur la base des chiffres officiellement divulgués, peut-être le diagnostic était-il raisonnable. Si l'on considère que les chiffres ont été probablement minorés, le diagnostic change. L'OMS n'avait pas nécessairement les moyens d'une contre-expertise de la réalité des chiffres à ce moment-là, quant à la sévérité de l'épidémie.
Quant à la position de la France dans la querelle entre la Chine et les Etats-Unis, la force de la France vient du fait qu'elle constitue une puissance moyenne, de raison, capable de ramener les choses sur un terrain raisonnable, là où des facteurs idéologiques peuvent favoriser une exacerbation des tensions vers les extrêmes. En l'espèce, nous avons intérêt à prendre les uns et les autres au mot en plaidant pour une enquête scientifique. L'OMS a-t-elle vraiment les moyens d'enquêter en toute impartialité ? Il y a certainement des limites à son action mais il n'y a pas de meilleure alternative à celle-là pour dialoguer avec les uns et les autres. En ce qui concerne l'impact de la crise sur les entreprises françaises en Chine, la communauté d'affaires se montre plutôt optimiste, d'autant plus que la reprise est assez forte. Le secteur qui souffre le plus est celui de l'automobile. Un autre secteur qui touche les Français regroupe les auto-entrepreneurs de services. Dans de telles activités (restaurants, entreprises de tourisme, etc.), trois semaines sans client constituent un drame. Souvent, pour ces entreprises, le lien avec la France est donc assez ténu et ces entrepreneurs ne sont pas éligibles aux mesures d'aide françaises. En outre, les banques chinoises se montrent souvent réticentes à financer les très petites entreprises.
La question des origines de la pandémie fournit l'occasion d'un nouvel épisode de crise paroxystique depuis l'élection du président Trump. La France et l'Union européenne ont intérêt à y jouer leur partition d'un monde multipolaire et de l'ordre multilatéral basé sur des règles. C'est le seul chemin de la raison. Les autres options sont également mauvaises et ne présentent pas d'intérêt pour nous. Je partage votre remarque, Monsieur le sénateur Le Nay, quant aux difficultés que pourrait faire naître la crise du point de vue de la promotion des Routes de la Soie dans un certain nombre de pays.
Pour ce qui a trait aux chiffres du Covid, je fais vraiment une différence, comme je l'ai indiqué, entre les chiffres fournis par la Chine pour le Hubei et ceux communiqués pour le reste de la Chine.
Nous avons toujours un expert technique dans le laboratoire P4 de Wuhan. Il aide à mettre en place les dispositifs de sécurité. Une littérature abondante et d'assez bonne qualité a paru ces jours-ci, même si les articles mélangent parfois plusieurs types de données. C'est un outil que nous avons aidé à construire. Il fait encore l'objet de doutes. La meilleure façon de les dissiper est d'être présent dans ce laboratoire de façon plus dynamique. Dans la longue durée, certains des paris que nous avons faits se sont avérés perdants. Le pari selon lequel nous aurions toujours une longueur d'avance sur le plan technologique s'avère démenti par les faits dans certains domaines. Le pari de la transformation de la société ou du système politique vers une plus grande ouverture n'a pas tenu ses promesses. Il n'en demeure pas moins que le citoyen de base jouit, dans sa vie quotidienne, d'un niveau de liberté plus élevé que jamais auparavant. On constate un plus grand retour vers la centralité du pouvoir, ce qui ne veut pas dire que le citoyen de base n'a pas bénéficié d'ouvertures. Il y a 140 millions de VPN en Chine, ce qui permet à de nombreux Chinois de se connecter avec l'extérieur. Les Chinois qui voyagent sont aussi beaucoup plus nombreux que par le passé. Cette exposition vis-à-vis de l'extérieur est plus importante qu'on ne peut l'imaginer à la seule lecture des quotidiens chinois.
Nous devons maintenant composer avec une nouvelle réalité : la montée en puissance technologique de la Chine et sur le plan de son autonomisation a été beaucoup plus rapide que nous ne l'escomptions, dans de nombreux secteurs. L'exemple le plus évident est celui des trains à grande vitesse. Le réseau chinois à grande vitesse est assez impressionnant et s'est émancipé, en très grande partie, des technologies occidentales, en particulier françaises. Nous devons être plus réalistes en reconnaissant que nous avons face à nous un concurrent déjà mature, vis-à-vis duquel nous avons peut-être été trop enthousiastes dans les transferts de technologie, considérant que nous conservions de toute façon une génération d'avance. Ils sont parvenus à la même génération que nous et ont même désormais un degré d'avance sur nous sur certains terrains tels que l'intelligence artificielle ou les technologies de l'information. Nous devons en tenir compte dans notre positionnement.
Avons-nous les moyens de notre discours face au duopole Etats-Unis-Chine ? Seuls, nous représentons une petite province chinoise mais collectivement, au plan européen, nous représentons une masse qui reste raisonnable. C'est par la cohérence de notre discours et par notre capacité à l'organiser que nous pesons. Je crois que nous avons toujours une capacité à apporter des idées et à porter un discours. Contrairement à ces deux grands acteurs, nous avons dépassé la logique de la puissance pure et sommes plus à même de construire des coalitions plus larges. Cette capacité d'empathie et cette force d'entraînement constituent l'un des aspects de la force du soft power français et européen.
Le tourisme chinois vers l'étranger est totalement à l'arrêt pour le moment. Les liaisons aériennes avec l'étranger ne représentent plus que 2 % de leur niveau avant la crise. Les Chinois qui se rendent à l'étranger s'exposent à des tracasseries administratives et à des mesures de quarantaine au retour qui sont aisément dissuasives : si l'on a une semaine de congé, il est difficile de s'astreindre à deux semaines de quarantaine au retour. Ce n'est donc pas un sujet pour les prochains mois et cela représente un manque à gagner très important pour la France, de l'ordre de 4 milliards d'euros par an. Nous avons tout intérêt à faire en sorte de retrouver ce flux de visiteurs dès que les conditions seront réunies, d'autant plus que nous avons des visiteurs individuels plus matures. Ce sont des visiteurs de qualité qui dépensent beaucoup d'argent et qui ont un comportement moins moutonnier que les grands groupes, du point de vue des lieux où ils se rendent, ce qui est intéressant pour nos territoires.
Cette dimension de croissance verte me semble réellement prise en compte en Chine. Ce n'est pas seulement un discours obligé pour être dans l'air du temps. C'est une dimension prise en compte pour la santé de la population et dans une logique d'acceptabilité du pouvoir. Celui-ci estime ainsi devoir vendre une certaine qualité de vie aux citoyens. Lorsque vous habitez Pékin, vous suivez quotidiennement le taux de votre exposition aux particules dans l'air. Il doit avoisiner aujourd'hui 186 car le temps est assez gris et nuageux. Ceci explique d'ailleurs que, même en temps normal, les gens portent souvent un masque à Pékin. Les autorités sont conscientes de la demande du citoyen chinois, qui a été affecté par différents scandales sanitaires liés à la qualité des produits, par exemple sur le lait infantile. La qualité de l'air fait partie des demandes d'une société civile encore balbutiante mais qui existe. La crise crée, de ce fait, un dilemme, comme dans d'autres pays, entre la nécessaire reprise de l'activité économique - indispensable pour la stabilité sociale - et les préoccupations environnementales, qui sont réelles.
Monsieur le sénateur Laurent, je partage entièrement votre raisonnement quant à l'évolution des relations avec la Chine. Les questions posées par la pandémie appelleraient en principe une réponse collective. Il y a une responsabilité chinoise dans la surenchère actuelle visant à survendre le modèle chinois et à pointer du doigt la prétendue faillite du modèle occidental. Cette rhétorique a provoqué un choc en retour alors que, fin février et au tout début du mois de mars, le dialogue franco-chinois était assez soutenu en vue d'initiatives internationales conjointes dans la réponse à la pandémie.
Une fois que la passion sera descendue d'un cran, il faudra retrouver le chemin d'une réponse globale, qui demeure la meilleure réponse à un défi global.