Intervention de Muriel Domenach

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 18 décembre 2019 à 10h30
Audition de Mme Muriel Domenach ambassadrice auprès de l'organisation du traité de l'atlantique nord

Muriel Domenach, ambassadrice auprès de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord :

Je ne me suis pas exprimée comme la plus langue de bois des diplomates ! Et j'ai reconnu que les termes employés nous ont valu des moments difficiles... Nous conduisons tout un travail d'influence pour désarmer les préventions sur un agenda caché des Français. Nous faisons valoir l'exemplarité de l'allié français, sur les budgets de défense (la France est l'un des rares alliés à remplir les objectifs fixés), la qualité et réactivité de ses forces (saluée par nos plus proches alliés), et nos engagements opérationnels (y compris pour des actions de haute intensité, et nous payons pour cela un prix élevé). Et nous sommes plusieurs à avoir insisté sur l'importance des messages de confiance et de réassurance multipliés par le Président de la République envers nos alliés orientaux, dont il faut comprendre les enjeux de sécurité : on ne fera pas la défense européenne dans un seul pays ! Le Ministre M. Le Drian a fait un discours très explicite à Prague le 6 décembre, très bien accueilli, sur la compatibilité entre lien transatlantique et solidarité européenne. Je relaye le message, en étant persuadée que le chemin de la défense européenne passe par l'OTAN, et inversement le renforcement de l'OTAN passe par une Europe de la défense forte. Le renforcement des capacités européennes est dans l'intérêt des États-Unis, et l'OTAN est indispensable à la défense européenne, car elle constitue une garantie fondamentale pour nos alliés. D'ailleurs, les Américains nous incitent à prendre davantage de responsabilités dans la défense de l'Europe.

Cela ne signifie pas qu'ils ne seront plus là, mais qu'ils n'interviendront que si leurs intérêts essentiels sont mis en cause. Avant d'être marquée par le 9 octobre 2019, ma génération de diplomates l'a été par le 31 août 2013, lorsque M. Obama a décidé de ne pas intervenir en Syrie. Celui-ci l'a parfaitement assumé, et a dit à la fin de son mandat que les États-Unis n'avaient rien à faire en Syrie. De fait, les attentats et la crise migratoire, depuis, ont eu un fort impact en Europe, mais presque aucun aux États-Unis. Daech est une menace moins structurante pour eux que pour nous. Et ils ne souhaitent plus s'exposer - c'est bien pourquoi le PYD a été si précieux, qui a fait le gros du travail sur le terrain.

Sur la Turquie, puisque vous me demandez, nous devons garder à l'esprit, et je peux en attester pour y avoir été en poste, que M. Erdogan a commencé par déverrouiller les tabous du kémalisme - notamment la question arménienne - et s'est d'abord engagé dans une démarche de paix avec les Kurdes, en libéralisant l'emploi de la langue kurde à la télévision et dans la toponymie. Cela lui a valu les critiques, à l'époque, de la droite nationaliste avec laquelle il gouverne aujourd'hui. Il négociait alors non pas avec le PYD, mais avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Lorsqu'ils ont choisi de faire prévaloir la lutte contre le PKK sur la lutte contre Daech, les Turcs ont d'ailleurs indiqué que l'alliance avec le PYD poserait problème. À cet égard, l'offensive qu'ils ont conduite n'est pas vraiment une surprise. Ce qui a déclenché une prise de conscience, c'est la décision unilatérale des Américains d'annoncer leur retrait, conjuguée à la décision unilatérale de la Turquie de passer à l'offensive. Le résultat de l'offensive est un renforcement de Daech, comme l'indique le Pentagone dans un rapport récent, du régime d'Assad et de la Russie.

Aujourd'hui, nous ne sommes pas naïfs, notre intérêt n'est pas que la Turquie choisisse un renversement d'alliances - ce que beaucoup de nos alliés craignent, réactivant une vieille peur de la guerre froide. Avec la Turquie, il faut une certaine patience stratégique - tout en disant les choses, y compris sur l'accord du 27 novembre auquel vous faites référence.

Le comité d'experts ne sera pas un comité Théodule. L'implication du secrétaire général doit rassurer nos alliés orientaux. Pour ma part, je ne crois pas qu'il ait ni la capacité ni la volonté d'entraver le processus, qui a pour lui le temps, et la réalité flagrante du désengagement américain. Après les élections américaines, nous verrons si les équipes seront prêtes à reformuler les termes de l'Alliance atlantique - mais la plupart des démocrates soutiennent la volonté que les Etats-Unis ne soient plus le « gendarme du monde ». Opérer sans les Etats-Unis suppose pour nous davantage de risques, et cela pose la question de notre capacité à prendre des risques.

La déclaration de Londres ne qualifie pas la Russie de principale menace. Elle rappelle que l'OTAN est une alliance défensive, qui ne représente une menace pour aucun pays, elle évoque les actions agressives de la Russie, qui constituent une menace pour la sécurité euroatlantique, et indique que le terrorisme, sous toutes ses formes et toutes ses manifestations, demeure une menace pour tous. Les actions agressives de la Russie sont bien documentées. La question est de savoir si la Russie n'est qu'une menace. Nous répondons qu'elle est aussi un voisin, et un partenaire. La déclaration souligne que nous restons ouverts au dialogue, et que nous continuerons à agir de manière modérée et responsable face au déploiement de missiles.

L'européanisation de l'OTAN impose que les Européens se réapproprient leur réflexion stratégique, que plusieurs d'entre eux avaient sous-traitée à l'OTAN. La mention par le Président de la République des missiles russes de courte portée Iskander n'a pas laissé nos alliés baltes et polonais insensibles, par exemple, car leur intérêt est qu'ils puissent être pris en compte dans la maîtrise des armements. L'Europe ne doit pas être uniquement le théâtre de rivalités stratégiques. Elle doit contribuer à la réflexion sur le désarmement. À cet égard, nos intérêts ne sont pas exactement les mêmes que ceux des Américains. De même, les Européens voient bien les enjeux liés à la Chine (nb : qualifiée à l'UE de « rival systémique »), mais n'étaient pas prêts à l'évoquer comme « menace ».

Il faut aussi que l'Europe renforce ses capacités. Sur ce point, les Allemands doivent entendre le message de leurs partenaires et porter leur effort à hauteur : nous craignons moins une nouvelle Prusse qu'une deuxième Suisse... Les Américains exigent que nous renforcions nos capacités en achetant seulement américain. Non ! Nous devons le faire selon nos propres termes. La France milite activement pour que le Fonds européen de défense soit substantiel, et les perspectives financières donnent des moyens sans précédent aux moyens de défense. Bref, il ne faut pas avoir l'Europe honteuse, à l'OTAN, comme l'UE ou dans un cadre ad hoc - et nous commençons à agir entre Européens (cf. dans le Golfe), en nous coordonnant entre nous, sans tabou. Le réveil stratégique en Europe passe, enfin, par l'acceptation du risque militaire. Au Mali, en 2013, l'intervention française a occasionné la perte de membres des forces spéciales. Pour entraîner nos alliés, nous devons les rassurer chez eux, comme nous le faisons en Estonie, qui est à nos côtés au Sahel.

Enfin, en matière de retour industriel, n'oublions pas, c'est très important et peu connu, que la France est le premier bénéficiaire des contrats passés par les agences de l'OTAN, du fait de qualité de nos équipements, et de notre capacité d'influence. Je veux conclure sur ce point qui reflète une réalité structurelle : l'OTAN sert nos intérêts à nous aussi, après avoir répondu comme c'est normal aux questions autour de l'actualité.

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