Intervention de Cathy Apourceau-Poly

Commission des affaires sociales — Réunion du 27 mai 2020 à 9h05
Proposition de loi relative au statut des travailleurs des plateformes numériques — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Cathy Apourceau-PolyCathy Apourceau-Poly, rapporteure :

Merci aux personnes que nous avons pu auditionner dans des délais très courts, en une journée, dont vous trouverez la liste dans mon rapport.

La proposition de loi de notre collègue Pascal Savoldelli, que j'ai cosignée avec les membres du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, vise à créer un statut protecteur pour certains travailleurs qui, depuis l'apparition des plateformes numériques, restent des oubliés du droit du travail et de la protection sociale.

Ces « travailleurs de plateformes », qu'ils soient livreurs à vélo ou chauffeurs de voiture de transport avec chauffeur (VTC), se voient refuser la qualification de travailleur salarié au motif que leurs donneurs d'ordres ne seraient que des intermédiaires leur permettant d'accéder à une clientèle.

Partant du constat que les plateformes de travail ne sont pas de simples intermédiaires, mais des organisations productives s'inspirant, plus encore que les entreprises traditionnelles, des logiques de concurrence qui gouvernent le marché, cette proposition de loi vise à adapter le droit du travail à cette situation afin d'intégrer ces travailleurs dans le salariat.

À titre liminaire, et bien qu'aucun amendement n'ait été déposé à ce stade, il me revient de vous proposer un périmètre pour l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution.

Je considère que ce périmètre comprend des dispositions relatives au statut des travailleurs utilisant une plateforme numérique ; à leur affiliation à la sécurité sociale et à l'assurance chômage ; aux modalités de représentation de ces travailleurs et à leurs relations avec les plateformes ; à l'accès de ces travailleurs aux algorithmes utilisés par les plateformes numériques.

En revanche, seraient dépourvus de tout lien avec le texte des amendements relatifs aux droits sociaux des travailleurs autres que ceux des plateformes numériques ; à la régulation des secteurs économiques dans lesquels interviennent des plateformes numériques ; au régime de la micro-entreprise ; à la fiscalité applicable aux travailleurs des plateformes et aux plateformes ; enfin, aux règles de santé au travail.

La relation entre celui qui possède les moyens de production et celui qui loue sa force de travail est, par nature, une relation déséquilibrée : le salarié est placé dans une relation de subordination vis-à-vis de son employeur, dont il dépend pour ses moyens de subsistance. Pour remédier à ce déséquilibre, le droit du travail a progressivement construit un socle de garanties protégeant les salariés, en particulier une rémunération minimale, la mensualisation du salaire et la « prime de précarité » versée aux salariés en contrat à durée déterminée. Les salariés bénéficient également de garanties en matière de temps de travail et de droit au repos. Le préambule de la Constitution de 1946 garantit aux travailleurs des droits sociaux pour la défense de leurs intérêts : le droit syndical, le droit de grève et le droit de participer, par l'intermédiaire de délégués, à la détermination collective des conditions de travail et à la gestion des entreprises.

Au-delà des dispositions visant à rééquilibrer la relation de travail, donc à protéger les salariés contre l'arbitraire d'un employeur, la France assure les travailleurs contre les accidents du travail et les maladies professionnelles, elle garantit à tous les salariés une couverture santé complémentaire et tous les salariés sont affiliés de droit à l'assurance chômage, qui leur offre une protection contre le risque de perte de leur emploi.

Ces protections offertes par le statut de salarié sont principalement assurées et financées par les employeurs, ou elles limitent leur pouvoir de direction. Aussi les stratégies consistant à assimiler une relation de travail à une prestation de service fournie par un travailleur indépendant sont-elles aussi anciennes que le droit du travail. Face à ces tentatives, la jurisprudence affirme clairement que la nature de la relation de travail est d'ordre public et qu'elle ne dépend pas de la qualification qu'en font les parties.

Pour apprécier l'existence d'un lien de subordination, le juge se fonde sur un faisceau d'indices : l'autorité et le contrôle exercés par le donneur d'ordres, ainsi que les conditions matérielles d'exercice de l'activité. Le fait que le travail soit effectué au sein d'un service organisé, par exemple, peut constituer un indice du lien de subordination. Si celui-ci est démontré, le juge peut alors requalifier en contrat de travail ce qui était présenté comme un contrat de prestation de services.

Les possibilités offertes par le numérique ont donné une nouvelle actualité à ce problème ancien.

Les plateformes, comme l'a montré le rapport de nos collègues Michel Forissier, Catherine Fournier et Frédérique Puissat, interviennent dans un nombre croissant de secteurs. Si les chauffeurs de VTC et les livreurs à deux-roues sont les plus visibles, les plateformes numériques interviennent aussi dans le placement de travailleurs temporaires, contournant les règles imposées au secteur de l'intérim. En réalité, ces plateformes jouent souvent un rôle essentiel dans l'organisation des prestations qu'elles proposent. Dans les secteurs des VTC ou de la livraison, les travailleurs ne sont généralement pas en mesure de fixer le prix de la prestation qui leur est proposée. Le tarif est déterminé par un algorithme dont les travailleurs ne connaissent pas les paramètres, pas plus qu'ils ne connaissent toujours à l'avance la destination de la course qu'on leur demande, tout en étant tenus de respecter des règles imposées par la plateforme. Enfin, alors que, en principe, un indépendant n'est pas juridiquement subordonné à son client, le non-respect par ces travailleurs des directives données par les plateformes les expose à des sanctions pouvant aller jusqu'à la déconnexion, c'est-à-dire une forme de licenciement arbitraire. Ces travailleurs connaissent donc tous les inconvénients de l'indépendance sans en avoir les avantages.

Les juges ont déjà requalifié en contrat de travail la relation entre des travailleurs et des plateformes numériques. Dans un arrêt du 28 novembre 2018, la Cour de cassation a fait application de sa jurisprudence classique pour apprécier l'existence d'un lien de subordination entre un livreur et l'ancienne plateforme de livraison de repas Take Eat Easy. Elle a rendu une décision dans le même sens, le 4 mars dernier, à propos de la relation entre un chauffeur de VTC et la société Uber. Une tendance à la requalification se dessine. Toutefois, on ne saurait se satisfaire de laisser les juges requalifier au cas par cas des situations individuelles.

Les travailleurs de plateformes portent en germe une nouvelle classe de travailleurs précaires. Certes, ils sont encore peu nombreux - entre 100 000 et 200 000 personnes - mais leur nombre croît à mesure que se développe l'« ubérisation » de notre société.

Surtout, comme le rappelle la crise sanitaire que notre pays traverse, les travailleurs des plateformes font partie des emplois les plus exposés de notre économie.

Les revenus perçus par les travailleurs des plateformes, notamment par les livreurs à vélo, sont souvent dérisoires. Si le chiffre d'affaires affiché par les chauffeurs VTC est plus important, il ne leur permet pas toujours de couvrir leurs charges. En plus d'être faiblement rémunérés, les travailleurs de plateformes sont nombreux à ne bénéficier ni d'une assurance contre les accidents du travail, pourtant fréquents chez les usagers de la route, ni d'une complémentaire santé.

Ce phénomène est la suite logique du mouvement général d'externalisation, qui fait sortir les travaux jugés non rentables de l'entreprise jusqu'à transformer les salariés en entrepreneurs faussement indépendants, et qui recherche toujours plus de flexibilité. Il pourrait donc connaître un développement exponentiel dans certains secteurs et s'étendre à de nouveaux domaines jusqu'ici épargnés, comme le montre le projet de certains groupes bancaires d'expérimenter l'emploi de conseillers indépendants.

Cette évolution a pour corollaire de faire peser toujours davantage le risque économique sur les travailleurs.

Face à cette tendance, on assiste cependant à l'émergence d'îlots de résistance. Malgré leur éloignement spontané du syndicalisme et une certaine « culture de l'immédiateté », ces travailleurs peuvent se mobiliser, à l'image du mouvement concerté des livreurs Deliveroo, en juillet 2019, face à la modification de la politique tarifaire de la plateforme.

Un mouvement de fond émerge : celui de l'organisation croissante de ces travailleurs. Certaines organisations, telles que le Collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP), se sont constituées depuis plusieurs années et ont acquis une forme de reconnaissance de la part des plateformes. Plusieurs organisations syndicales de salariés s'intéressent aux travailleurs de plateformes. Enfin, des tentatives de structuration des collectifs se dessinent.

Ces tentatives butent sur l'absence de reconnaissance légale d'une représentation des travailleurs de plateformes et de règles structurant le dialogue social.

Les instances de dialogue mises en place par certaines plateformes ne doivent pas faire illusion. Les associations de livreurs contestent la représentativité du Forum Deliveroo, l'instance de consultation créée par la plateforme en novembre dernier, qui fonctionne suivant des règles qu'elle a établies unilatéralement.

Des initiatives proposent un modèle alternatif, notamment sous la forme de sociétés coopératives fondées sur une gouvernance démocratique et un partage équitable des résultats. Ainsi, CoopCycle, qui met à disposition depuis 2017 une application développée en open source, constitue un réseau de coopératives de livraison européennes. Ces structures, employant des salariés coopérateurs, proposent un modèle économique différent de celui des grandes plateformes et se positionnent sur des niches que ces dernières n'occupent pas - la coopérative Lille.bike, par exemple, propose aux commerçants de la métropole lilloise des services de livraison du « dernier kilomètre ». Si de telles initiatives présentent le grand intérêt d'offrir à la fois autonomie et protection aux travailleurs concernés, elles ne sauraient convenir à tous les travailleurs, car le modèle coopératif suppose un engagement volontaire et de long terme.

Face à cette situation, le législateur s'est montré bien timide jusqu'à aujourd'hui.

Le principe d'une responsabilité sociale des plateformes, institué par la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, se traduit par la prise en charge par les plateformes des cotisations d'assurance volontaire contre le risque d'accident du travail, de la cotisation « formation professionnelle » et des frais liés à la validation des acquis de l'expérience. Cette loi a aussi créé un embryon de droit syndical et de droit de grève au bénéfice des travailleurs.

La loi du 24 décembre 2019 d'orientation des mobilités (LOM) est allée dans le même sens, en donnant aux plateformes de mobilité la possibilité d'élaborer des chartes déterminant les conditions et modalités d'exercice de leur responsabilité sociale. Elle a également introduit de nouveaux droits au bénéfice des chauffeurs de VTC et des coursiers à deux-roues, tel celui de se voir communiquer par la plateforme, avant chaque prestation, la distance couverte et le prix garanti, ainsi que celui de refuser une course.

Cette construction d'une responsabilité sociale des plateformes témoigne d'une prise en compte de la situation des travailleurs concernés. Cependant, les avancées concédées demeurent largement tributaires du bon vouloir des plateformes elles-mêmes. Surtout, elles consacrent le recours à des travailleurs indépendants pour des tâches qui pourraient être réalisées par des salariés.

Ainsi, d'importants droits ne sont pas garantis par la loi à ces travailleurs : le droit à la négociation collective, l'obligation pour les plateformes de motiver la rupture du contrat commercial, sans oublier le droit à l'assurance chômage ou la couverture contre les accidents du travail. Ensuite, rien ne garantit la transparence des décisions que les plateformes prennent sur le fondement d'algorithmes.

Il est temps de reconnaître que l'emploi subordonné doit donner accès à un statut protecteur. En réalité, seule l'intégration de ces travailleurs dans le salariat, tout en prenant en considération leur besoin d'autonomie professionnelle, peut améliorer réellement leur situation.

La proposition de loi déposée par notre collègue Pascal Savoldelli crée un nouveau statut de salarié doté d'autonomie, sans remettre en cause les bénéfices apportés à la société par les offres nouvelles.

L'article 1er crée une nouvelle forme de contrat de travail applicable aux travailleurs de certaines plateformes numériques, celles pour lesquelles la mise en relation n'est pas l'objet de l'activité mais la modalité d'accès et de réalisation du service. Il s'agit en particulier des principales plateformes du secteur des transports. Les dispositions du code du travail seraient largement applicables à ces travailleurs sous réserve de certains aménagements. Les travailleurs des plateformes ne seraient pas soumis aux règles relatives au temps de travail, sauf celles qui fixent la durée maximale quotidienne et la durée maximale hebdomadaire de travail.

Le texte laisse une large place à la négociation collective. Ainsi, les modalités de délivrance et de signature des contrats conclus entre les travailleurs et les plateformes, les modalités de construction et de gestion des plannings horaires et les modes de calcul de la rémunération feraient l'objet d'une négociation annuelle avec les représentants des travailleurs. Le résultat de cette négociation constituerait un socle auquel il ne pourrait être dérogé par contrat individuel. Il ferait l'objet d'une information des travailleurs au moment de leur inscription, ainsi que d'un accès permanent, simple et clair sur le site de la plateforme.

L'article 2 prévoit l'affiliation obligatoire des travailleurs de plateformes au régime général de la sécurité sociale. Il étend à ces travailleurs le bénéfice de l'assurance chômage.

Les décisions algorithmiques prennent une place croissante dans la sphère du travail et du management. L'article 3 introduit, au bénéfice de l'ensemble des salariés, un droit d'information et d'expression sur les algorithmes dès lors que ces derniers déterminent certains aspects essentiels de la relation de travail. Les représentants des travailleurs pourraient solliciter le recours à un expert qui serait pris en charge par la plateforme ou l'employeur.

Enfin, l'article 4 complète les dispositions du code du travail applicables aux travailleurs indépendants des plateformes. Il élargit la possibilité d'assurance des travailleurs à la charge de la plateforme en mentionnant, outre le risque d'accident du travail, les maladies professionnelles. Il laisse aux travailleurs le choix d'adhérer au contrat collectif proposé par la plateforme et impose à cette dernière, lorsque le travailleur souscrit individuellement une autre assurance, de prendre en charge ses cotisations.

Cette proposition de loi n'entend donc pas sécuriser le modèle des plateformes, qui repose sur de faux indépendants et engendre de la précarité, mais tranche clairement, dans la lignée des décisions récentes de la Cour de cassation, en faveur d'une assimilation à des salariés de ces travailleurs qui n'ont pas la pleine maîtrise de leur travail, dont tirent profit quelques grandes entreprises.

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