Depuis plus de vingt ans, le numérique s’inscrit dans nos vies, transformant notre quotidien, notre travail, notre façon de communiquer, d’acheter, de consulter l’administration, les services…. Pour certains, il est devenu essentiel, tandis que d’autres l’ignorent ou le tiennent à distance. Nous l’utilisons sans forcément bien comprendre ce qu’il y a derrière, comment tout cela fonctionne. Nous subissons les débordements et les excès des réseaux sociaux, parfois avec un certain fatalisme. Pourtant, nous en voulons toujours plus : plus d’appareils connectés, plus de débit, plus de services en ligne…
La crise du Covid-19 a fait exploser les besoins. Le numérique est devenu l’outil quotidien, du télétravail aux leçons des enfants en passant par les courses en ligne ou la visite virtuelle aux grands-parents confinés.
Le confinement a mis en évidence notre extraordinaire dépendance au numérique, toujours plus présent, toujours plus nécessaire, toujours plus demandé… Nous avons pris conscience de ses formidables potentialités pour rompre l’isolement, maintenir le lien et poursuivre les activités, mais aussi de notre vulnérabilité et de la spoliation de notre souveraineté par des réseaux pilotés de l’étranger, qui ne nous garantissent plus la confidentialité de nos données personnelles.
Nous avons regretté, une fois de plus, notre incapacité à faire émerger des champions du numérique, nous conduisant à renoncer à notre souveraineté alors que les Français se ruaient en masse vers des solutions américaines.
Nous avons pris conscience de l’insoutenabilité d’une fracture muée en gouffre numérique, qui laisse de côté près de 13 millions de nos concitoyens, exclus par choix, par appréhension ou faute de connexion.
L’intérêt et les enjeux stratégiques du numérique sont désormais évidents et devant nous. L’accélération des investissements dans les infrastructures, la formation, la recherche sera une priorité incontournable pour le prochain plan de relance. C’est pourquoi que le groupe Union Centriste a souhaité ce débat. Il doit nous permettre d’identifier les carences et les « trous dans la raquette » apparus de manière flagrante pendant cette crise : maillage territorial insuffisant, numérisation des entreprises balbutiante, illectronisme excluant 13 millions de Français, cybersécurité insuffisamment prise au sérieux, protection des données personnelles encore aléatoire, assujettissement à quelques géants mondiaux peu solidaires, manque de compétences et de formation aux métiers, faiblesse des fonds alloués aux start-up, absence de grands industriels capables de soutenir la recherche, de promouvoir la dynamique d’intelligence artificielle et les investissements qui vont avec…
Fondamentalement, ce débat est d’abord un échange sur la société numérique que nous voulons pour demain, au regard de ce que nous pouvons observer tout autour de la planète, où se dessinent différents types de sociétés du numérique.
Les discussions sur l’application StopCovid qui suivront ce débat nous amènent à nous interroger : devrons-nous choisir entre sécurité et libertés individuelles ? Sommes-nous prêts à accepter un traçage numérique de notre quotidien et à livrer des données personnelles pour une plus-value sanitaire qui reste d’ailleurs à démontrer, au vu des conditions de sa mise en œuvre ?
Définir le numérique de demain impose donc de mener une réflexion de fond sur le cadre pertinent – national ou européen ? –, sur les engagements financiers et industriels pour s’équiper, sur le soutien massif à l’innovation pour s’adapter, sur les valeurs et l’éthique de régulation qui commencent à émerger avec le Digital Services Act européen ou Tech for Good France, réseau d’entrepreneurs et d’investisseurs acteurs d’une transition durable et responsable. Cette nécessaire régulation doit encore être approfondie, s’agissant notamment des plateformes structurantes et des places de marché. Le Sénat a d’ailleurs déjà fait des propositions en matière d’interopérabilité.
Dans un monde numérique sans frontières physiques, dont certains se jouent avec des lois à portée extraterritoriale, comme le Cloud Act américain, bâtir un modèle de société numérique axé sur son utilité et ses externalités, tant sociales qu’environnementales, réfléchir sur le rôle et l’usage de l’innovation sont, on le voit bien, autant de jalons essentiels, reposant en partie sur une politique de la donnée et du partage entre acteurs économiques qui reste encore à construire. Peut-être pourrons-nous alors gagner la bataille des données stratégiques, après avoir perdu celle des données personnelles…
Dans ce monde numérique où l’intelligence artificielle fait aujourd’hui sa révolution quantique, on parle 5G et nanotechnologies, on réfléchit blockchain, tandis que bon nombre de Français peinent à manipuler leur tablette, voire s’effraient de toutes ces perspectives. Le numérique et l’internet ont certes permis de surmonter les obstacles de la distance, mais sans devenir totalement inclusifs. C’est là un des points d’achoppement majeurs aujourd’hui, après les échecs partiels des initiatives des vingt dernières années. Ni les cybercafés, ni les cyberespaces, ni les pass numériques et autres n’ont réussi à raccrocher les 13 millions de Français exclus du numérique.
La méthode employée n’était peut-être pas la bonne, monsieur le ministre. Par exemple, le Parlement n’a pas été associé à l’élaboration du new deal mobile en 2018. C’est pourtant ensemble, et pourquoi pas au travers d’une loi de programmation numérique, que nous devons penser le numérique des territoires et de la relance.
Nous allons devoir appréhender, avec tout autant de vigilance que d’indulgence, les retards liés à la crise du Covid-19 concernant les dispositifs de couverture ciblée, de passage à la 4G ou de couverture des zones blanches, autant d’enjeux industriels et technologiques stratégiques pour l’avenir.
Monsieur le ministre, comment aiderez-vous les entreprises, grands acteurs et sous-traitants, à retrouver le rythme exceptionnel de déploiement de prises – près de 5 millions par an – qu’elles soutenaient en 2019 ? Pensez-vous diffuser le numérique sur tout le territoire, au-delà des smart cities, pour qu’il existe aussi des opérations de revitalisation de territoire numériques et des smart villages ? La couverture en très haut débit de 100 % du territoire sera-t-elle effective en 2022 comme promis ? Dans cette perspective, accompagnerez-vous les territoires en manque de financements, comme nous vous y invitions lors de l’examen du dernier projet de loi de finances en abondant les crédits dédiés aux réseaux d’initiative publique ? Pensez-vous mobiliser les crédits encore disponibles du Fonds pour la société numérique ? La société du gigabit pour 2025 promue par la Commission européenne est-elle aujourd’hui une utopie ? Comment pensez-vous favoriser la numérisation des entreprises françaises, aujourd’hui parmi les plus mal loties d’Europe, notamment après la disparition du fournisseur d’accès Kosc ? Pensez-vous mobiliser les fonds privés en faveur des entreprises du numérique, créer un crédit d’impôt à la numérisation des TPE et des PME, renforcer le suramortissement ? Et que faire pour favoriser l’innovation et l’émergence de champions numériques ? Comptez-vous mobiliser la commande publique ?
Sur le sujet stratégique de la formation et des compétences numériques, qu’envisagez-vous, monsieur le ministre ? Nous savons que la France manque cruellement d’ingénieurs, tous secteurs confondus. Au-delà, quelles formations faut-il instituer, de l’école à l’université, pour une meilleure maîtrise de l’outil, du codage, afin qu’un nombre toujours plus grand de Français ne soient plus seulement des utilisateurs, mais deviennent aussi des concepteurs de services numériques, assurant une ingénierie et une intelligence collective sur tout le territoire.
Le virage du numérique exige la confiance dans le numérique. Trop souvent, nous le voyons, le numérique effraie. Les derniers débats liés à la 5G et à l’utilisation du numérique dans la crise sanitaire en témoignent. Plus concrètement, la recrudescence de la cybermalveillance et des cyberattaques atteste de risques et de menaces bien réels. Comment pensez-vous sécuriser notre modèle et mobiliser davantage les systèmes de sécurité informatique (SSI) ? Pensez-vous transposer rapidement dans le droit français le règlement Platform to b usiness ? Où en sont les offres de cloud européen ? Comment adapter, enfin, notre droit aux lois extraterritoriales, qui permettent le pillage des données ? Pensez-vous revenir sur la loi de blocage de 1968 et étendre l’application des principes protecteurs du règlement général sur la protection des données (RGPD) aux données non personnelles des personnes morales, comme le préconise le rapport Gauvain ?
Les questions sont nombreuses ; mes collègues y reviendront certainement. Les enjeux liés au numérique sont immenses. Ils fondent, nous l’avons vu, beaucoup de craintes, mais aussi d’énormes espoirs.
Cette terrible crise du Covid-19 peut être l’occasion d’une prise de conscience salvatrice de l’impérieuse nécessité de créer une société numérique inclusive et sécurisée ; une société numérique de la confiance, que les individus maîtrisent et grâce à laquelle ils pourront « libérer » leurs initiatives, qui ne crée pas de nouvelles fractures ; une société numérique qui se concilie aussi avec les enjeux environnementaux – je pense notamment à la consommation d’énergie et de métaux rares.
Certains prétendent même que, à terme, grâce au numérique, cette période de confinement pourrait changer les aspirations et les modes de vie des Français, beaucoup d’urbains s’installant dans les territoires ruraux, comme semble l’indiquer la profession immobilière, qui croule sous la demande.
Vous comprendrez donc, monsieur le ministre, que, dans cette Haute Assemblée des territoires, on imagine aussi un numérique pouvant changer le destin des territoires, transformer le visage de la France et faire renaître des provinces jusque-là délaissées !