En préambule, je tiens à remercier le groupe Union Centriste d’avoir inscrit à notre ordre du jour ce débat ambitieux sur l’importance cruciale du numérique dans notre société à l’heure de la crise du Covid-19.
Répondre en quelques minutes, de manière pertinente et panoramique, à cette vaste et complexe question relève de la gageure ! On aurait pu espérer, en cette période de déconfinement progressif du travail parlementaire, un sujet un peu plus facile, du style du bac ou du grand oral de Sciences Po, eu égard aux moments parfois difficiles que nous venons de traverser… Dans la situation absolument inédite qui est la nôtre, il n’existe malheureusement pas d’annales des sujets des années précédentes pour nous éclairer un peu !
À défaut, j’ai attentivement écouté les interventions de nos collègues Anne-Catherine Loisier et Yvon Collin. Leurs propos ont été riches, mais, il faut bien le dire, riches surtout de questionnements et de suppositions, plus que de réponses assurées… Ce n’est évidemment pas une critique, mes chers collègues, mais simplement un constat : bien malin celui ou celle qui serait capable, à ce stade de la crise, ou plutôt des crises provoquées par la pandémie du Covid-19, de tirer aujourd’hui des enseignements sinon définitifs, tout au moins objectivement et quantitativement évaluables, de l’impact de cet événement dans tous les domaines de la société aujourd’hui pénétrés par la numérisation.
Bien sûr, le roi n’est pas nu, et nous disposons de quelques données sur des aspects aussi importants que le recours significatif au télétravail par les entreprises et les salariés au plus fort du confinement, l’usage accru des grandes plateformes de distribution de services et de produits, tant physiques que dématérialisés, la progression singulièrement forte des enseignements à distance dans le domaine de l’éducation et de la formation, l’usage prononcé du numérique en substitution à la consommation en physique et en présentiel de l’information, du divertissement et de la culture… Que sais-je encore ?
Mais ces données nous permettent-elles de savoir si nous sommes véritablement à un tournant de la numérisation de la société ? Sont-elles prédictives, secteur par secteur, de ce que seront les usages et les pratiques à venir, ou sont-elles conjoncturelles et circonstancielles, strictement liées à un effet de substitution temporaire dû à un confinement forcé de la population durant plus de deux mois sans précédent dans notre histoire, sans compter l’assez longue période de déconfinement progressif que nous venons d’entamer ? Autrement dit, assistons-nous à un mouvement au long cours affectant les manières de faire ou de vivre, ou va-t-on progressivement revenir à une tendance antérieure à la numérisation de la société, observée bien avant la crise du Covid-19 ? La réponse à ces questions n’est pas simple.
Je prendrai deux exemples pour illustrer mon propos : ceux du livre numérique et du travail à distance.
Le livre numérique est un cas particulier, mais très intéressant, qui me tient à cœur. Le livre est en effet le seul secteur des industries culturelles à avoir jusqu’à présent résisté à la dématérialisation massive des contenus qui a, bien avant la crise, transformé l’industrie phonographique, en France comme à l’étranger. La dématérialisation a également transformé l’industrie cinématographique, celle du jeu vidéo ou encore la presse écrite et l’information en général. Ce que l’on note, concernant le livre numérique, c’est que, après un début de décollage, il y a une quinzaine d’années, il n’y a pas eu par la suite de véritable envol, contrairement à ce que l’on a pu observer pour la presse écrite. Il y a une résistance profonde des lecteurs, pas seulement en France, mais partout en Europe et dans le monde.
Pourtant, à l’occasion du confinement et de la fermeture des librairies et des bibliothèques au public, nous avons assisté à un engouement nouveau pour le livre numérique. Que va-t-il se passer à présent ? Depuis leur réouverture, les librairies semblent retrouver leur clientèle, et c’est une bonne chose. Les lecteurs semblent encore très attachés au livre physique, par nature délinéarisable, annotable, exhibable, donnable, prêtable ou échangeable…
Pour autant, nombre de librairies indépendantes, de petits et de moyens éditeurs sont aujourd’hui dans une situation économique des plus précaires. S’ils disparaissent, que deviendront la lecture ainsi que le livre et ses modes de diffusion classiques ? L’offre numérique ne risque-t-elle pas de prendre économiquement le dessus sur le livre physique, et la distribution par l’entremise des grandes plateformes numériques ne va-t-elle pas menacer les plateformes physiques et les librairies ?
Par ailleurs, nécessité faisant loi, le télétravail a explosé en France durant la période de confinement et il semble perdurer assez fortement actuellement, car la pandémie est loin d’être éradiquée. Nous avons pu, grâce au télétravail, écarter le risque d’une « activité zéro » qui aurait ruiné notre économie. Nous avons, à cette occasion, découvert des ressources nouvelles que nos entreprises comme leurs salariés n’imaginaient pas auparavant. En la matière, du côté tant des entreprises que de celui des actifs, il ne faut pas idéaliser cette nouvelle forme de travail, ni la rejeter de manière doctrinaire
Le télétravail a ses avantages et ses bénéfices, mais aussi ses défauts et ses coûts. Gardons-nous surtout d’en théoriser les bienfaits ou les méfaits – hors période de peur généralisée de la pandémie – avant d’avoir étudié de manière plus approfondie ce qui s’est passé au cours des derniers mois dans notre pays et chez nos voisins.
Une chose est certaine : si nouvelle forme de travail il doit y avoir, il sera indispensable de fonder un nouveau contrat social ou, en tout cas, un nouveau contrat de travail entre employeurs et salariés, afin que ces derniers ne soient pas les dindons de la farce d’une telle évolution. En effet, le risque d’ubérisation des rapports sociaux est réel, même s’il n’est pas inévitable.
En guise de conclusion, je dirai que, à l’aune de la crise actuelle, nous entrons peut-être dans une troisième phase de la relation des citoyens au numérique et à internet. La première phase, ce fut la période des débuts, la période utopique où internet symbolisait finalement les rares bienfaits qu’apportait la mondialisation : la bibliothèque ouverte, l’élargissement des recherches sur les données. La deuxième phase fut celle d’un rapport plutôt dystopique : la menace sur l’emploi, sur la vie privée, l’emprise des grands groupes internationaux, résumées par l’image de Big Brother. Peut-être entrons-nous dans une phase de rapports plus équilibrés entre gains et désavantages. Qu’aurait été le déconfinement sans le numérique, il y a vingt ou trente ans ? Sans doute la situation n’aurait-elle pas été meilleure qu’aujourd’hui…