Intervention de Valérie Létard

Réunion du 27 mai 2020 à 15h00
La crise du covid-19 : relocalisation des productions stratégiques pour assurer notre souveraineté. lesquelles où comment — Débat organisé à la demande du groupe union centriste

Photo de Valérie LétardValérie Létard :

Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, avec la crise sanitaire, les Français ont pris conscience de la faiblesse de notre industrie, dont ils n’imaginaient pas l’extrême fragilité, entraînant une dépendance de la France dans des secteurs essentiels à notre société. Cette situation concerne le monde entier, et pas uniquement la France, mais regardons ce qui se passe chez nous : là est le sujet d’aujourd’hui.

La crise du Covid-19 a mis en lumière de façon plus nette les constats que nous faisions dans cet hémicycle, il y a à peine quelques mois, sur la sidérurgie, la politique industrielle française et la nécessité de réindustrialiser les territoires.

La crise du Covid-19 a agi comme un révélateur de l’urgence de repenser notre organisation, afin de disposer d’outils efficaces pour que la France et, plus largement, l’Union européenne puissent s’assurer une indépendance stratégique industrielle.

Jusqu’à présent, une vision économique prudente consistait à multiplier les fournisseurs pour ne pas faire dépendre son approvisionnement d’une seule entreprise. Or la crise sanitaire a mis en lumière que, au-delà des fournisseurs, il pouvait être dangereux que l’approvisionnement dépende d’une seule zone géographique.

La crise a mis en évidence la nécessité de contrôler certaines activités stratégiques, particulièrement la chaîne de production et d’approvisionnement de matériel médical, de principes actifs, de produits anesthésiants comme le curare. Notre dépendance en la circonstance s’est révélée problématique, dans la mesure où les décisions ont malheureusement dû être prises en fonction de la disponibilité des stocks. Notre collègue Catherine Fournier ne dirait pas autre chose…

Dès lors, le principe de souveraineté commande non pas d’étudier la nécessité même de relocaliser certaines productions – elle s’est imposée d’elle-même –, mais de travailler dès maintenant sur les modalités de la démarche : quelles relocalisations ? Où et comment ?

Si la crise sanitaire a servi de catalyseur à l’examen de la question des relocalisations, il faut élargir le spectre, car la lutte contre la prochaine crise mondiale ne mobilisera peut-être pas les mêmes productions. En effet, si nous voulons que la réflexion sur la souveraineté ait une réelle portée, il faudra identifier l’ensemble, ou du moins l’essentiel, des « productions stratégiques », lesquelles ne peuvent être circonscrites aux seuls produits médicaux et pharmaceutiques.

Il s’agit d’abord des produits de première nécessité, ceux qui sont liés à l’idée que l’on se fait de l’indépendance et de la souveraineté. À ce titre, outre celui des produits médicaux, plusieurs secteurs devront à notre sens être examinés de près : l’agroalimentaire, l’énergie, les transports, ainsi que l’amont des chaînes de valeur, telle la production d’acier.

Toutefois, cette approche fondée sur les productions de première nécessité correspond à une conception défensive des relocalisations et de la souveraineté, nécessaire mais pas suffisante.

La stratégie industrielle doit aussi être pensée de manière prospective, en prenant en considération des produits à très forte valeur ajoutée et essentiels à la transition écologique – les batteries, les piles à hydrogène… – ou au numérique –microprocesseurs, internet des objets… Il faudra nécessairement prendre en compte, dans l’analyse, tous les diagnostics environnementaux et numériques pour accompagner ces mutations industrielles, que Thierry Breton nous avait présentées lors de son audition devant la commission des affaires économiques voilà peu.

Il faudra mener un grand travail d’identification et de définition des productions stratégiques. Madame la secrétaire d’État, quelles modalités le Gouvernement envisage-t-il pour cela ? Il faut en outre évaluer les risques liés aux relocalisations.

Tout d’abord, ôter de l’activité industrielle à des pays développés ou en voie de développement, c’est prendre le risque que leurs populations s’appauvrissent, avec les conséquences que cela implique.

Un deuxième risque tient à la prise de mesures de rétorsion face à ce qui pourrait être analysé comme du protectionnisme.

Enfin, il faut avant tout déterminer pourquoi des productions ont été délocalisées, analyser les coûts de production en France et leur répercussion sur le prix du produit fini. Le citoyen français et le consommateur ne regardent pas toujours dans la même direction !

Pointer ces risques, ce n’est pas renier la position que je viens de défendre, c’est prendre en compte l’ensemble des enjeux pour définir les outils à mettre en place.

Il faudra répondre à la question : où relocaliser ? La complexité de l’identification des secteurs stratégiques ne pourra être surmontée sans aborder la question de la relocalisation au sein de l’Union européenne : le marché intérieur français ne suffit pas. La crise doit amener un sursaut de l’Union européenne. Celle-ci ne pourra se relancer qu’en élaborant une réflexion sur la production industrielle au sortir de la crise sanitaire.

La notion de mondialisation va évoluer. Les attentes des populations vont changer. Pour que les chaînes de production ne soient plus mises en péril, il faudra passer d’une localisation unique – à titre d’exemple, la Chine produit 90 % de la pénicilline mondiale – à une multilocalisation de la production industrielle. Le système multirégional permettra de se rapprocher des marchés de proximité et des lieux de consommation, de réduire l’empreinte carbone des produits et, par là même, d’être plus compétitif.

Afin de déterminer où relocaliser les productions stratégiques, il faudra mener une démarche multipartite avec le monde industriel, France Industrie, l’État, en lien avec l’Europe, les régions, les intercommunalités. Madame la secrétaire d’État, comment le Gouvernement entend-il engager ce chantier de la relocalisation industrielle et selon quels modes de coopération avec tous ces acteurs ?

Il faudra répondre à la question des moyens à mettre en œuvre pour faciliter ce tournant industriel. La stratégie industrielle post-crise sanitaire commande que l’Union européenne préserve sa souveraineté, mais aussi maintienne et développe son poids économique avec des outils adéquats. Instaurer la taxation carbone aux frontières de l’Union européenne est une nécessité.

Pour restaurer des conditions de concurrence équitables, il faut une politique volontariste de la Commission européenne, qui doit se saisir pleinement de nouveaux outils de défense commerciale, ceux existant aujourd’hui étant insuffisants et peu adaptés. Il faut absolument les réviser, à un rythme différent du tempo européen habituel.

Par ailleurs, quels moyens l’État entend-il mettre à disposition des entreprises ? Quel plan d’investissement prévoit-il pour les accompagner dans la mise en œuvre de leur stratégie de relocalisation ou de réorientation de leur activité économique vers la production de biens à forte valeur ajoutée ? La question des fonds propres se posera avec acuité.

La question de la fiscalité de production sera inévitablement posée. Attention aux fausses bonnes idées ! La cotisation foncière des entreprises (CFE) et la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) sont les instruments des communautés d’agglomération – j’en ai présidé une pendant huit ans – pour conduire l’aménagement économique des territoires, développer des zones d’activités, l’immobilier d’entreprise, des infrastructures de desserte. Comment feront-elles si elles n’ont plus accès à ces recettes ? On ne peut pas suspendre les entreprises en l’air !

Quels seront les dispositifs incitatifs destinés aux entreprises ? Quelles contreparties l’État pourra-t-il leur demander ? Le recours aux outils financiers que l’État mobilisera pour renforcer la recherche, l’innovation, l’investissement devra être assorti de contreparties. En la matière, l’exemple de Sanofi est éloquent et le cas de Renault interroge. D’ailleurs, madame la secrétaire d’État, nous comptons sur le Gouvernement pour que l’État, s’il accompagne et donne généreusement, ait en retour des exigences : pas de suppressions d’emplois s’il apporte des financements, c’est bien le minimum ! L’économie doit être au service des citoyens, des hommes et des femmes de notre pays.

Il faudra que l’État engage une simplification des obligations administratives. Il faudra sans doute aussi inventer de nouveaux outils financiers, à l’instar des partenariats public-privé, peut-être autoriser les régions à émettre des obligations convertibles, faire émerger des groupements d’acheteurs publics…

Enfin, la formation est évidemment un enjeu majeur pour nos concitoyens, en particulier les jeunes. Qualification et industrie du futur sont indissociables. L’inadéquation entre offre et demande nous menacerait si nous n’avions pas ce principe à l’esprit.

Madame la secrétaire d’État, je ne saurais conclure mon propos sans réaffirmer une position que je défends de longue date : il faut un État stratège. La situation actuelle nous montre que, pour renforcer le pilotage de la politique industrielle, il faut mettre en place un véritable ministère de l’industrie, non pas symbolique, mais doté de moyens humains et budgétaires appropriés et capable d’anticipation, afin d’élaborer une vision stratégique d’avenir. Ses équipes devront travailler à des projets en lien avec les territoires, qui seront à même d’accompagner des entreprises dans leur démarche de relocalisation, selon une approche territoriale partenariale.

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