Monsieur le président, madame la garde des sceaux, madame, monsieur les secrétaires d’État, nous sommes finalement amenés à débattre, ou plutôt à donner notre avis et à procéder à un vote sur un dispositif au parcours quelque peu chaotique.
Un premier débat avait été annoncé à la fin du mois d’avril dernier et repoussé in extremis par Édouard Philippe, qui avait alors jugé que l’application StopCovid n’était pas assez prête pour être présentée. L’est-elle aujourd’hui ?
Monsieur le secrétaire d’État, vous affirmez que son déploiement commencerait dès ce week-end, dans l’attente du feu vert du Parlement, mais soyons francs : quelle valeur accordez-vous au vote du Sénat ? N’est-il pas symbolique ? Restera-t-il, comme le vote sur le plan de déconfinement, lettre morte ?
La réalité est que nous n’avons pas notre mot à dire, puisque la validation, déjà acquise par la majorité gouvernementale à l’Assemblée nationale, vous suffit pour clore le parcours semé d’embûches de cette application.
Un renoncement à sa mise en œuvre aurait été préférable, d’autant que, même si vous vous montrez catégorique quant aux précautions prises en matière de respect des libertés publiques, de nombreuses questions d’ordre éthique, politique, mais aussi technique subsistent. Surtout, l’inquiétude est grande, selon nous, que l’usage de ce genre de dispositif ne s’accompagne d’une dérive idéologique.
Pour ce qui est des difficultés techniques, on peut s’interroger sur la technologie Bluetooth choisie, qui, bien qu’elle permette d’éviter la géolocalisation, pose tout de même de nombreux problèmes de sécurité. Selon les spécialistes, cette technologie est une véritable passoire, le maillon faible des smartphones par lequel les pirates peuvent pénétrer dans nos mobiles.
Par ailleurs, alors que vous estimez avoir eu l’assentiment de la CNIL, qui pour sa part a effectivement noté le respect des principes fondamentaux, vous omettez de relever une des failles soulevées dans son avis rendu public cette semaine : en l’état du projet de décret – car nous n’avons pas à cette heure la totalité du dossier –, la commission estime que les droits d’accès, d’effacement ou d’opposition ne s’appliquent pas. Or ils le devraient, dès lors que le traitement est basé sur le volontariat. Comment allez-vous remédier à ce défaut technique majeur ?
De plus, si l’on en croit la chercheuse de l’Inria Anne Canteaut, auditionnée ce matin par la commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat, en temps normal une telle application est développée en cinq ans. Or StopCovid a été développée en trois mois. Quelles que soient les ressources mobilisées, il y aura des failles. Anne Canteaut n’est d’ailleurs pas la seule à l’affirmer.
Ainsi, un collectif de chercheurs spécialisés en cryptographie rappelle sur leur site relatif au traçage numérique un principe essentiel en sécurité informatique : l’innocuité d’un système ne doit en aucun cas être présumée en comptant sur l’honnêteté de certains de ses acteurs. Ils alertent sur le fait que, outre les pouvoirs publics, d’autres acteurs collectifs ou individuels sauront tirer profit des propriétés de ces systèmes, comme autant de failles mettant à mal les libertés individuelles.
En outre, parmi les craintes de glissement subsiste l’idée paradoxale que l’usage d’une application pourrait être volontaire, mais que son non-usage pourrait toutefois vous être reproché. Dites-moi donc quel usage en fera par exemple tel ou tel employeur ou organisme privé, et quid alors du consentement de celles et ceux qui se verraient fortement incités à l’installer ?
J’en viens donc aux questions éthiques. L’implication de grands groupes privés dans la mise en œuvre de l’application et, demain, dans son développement, n’est pas pour nous rassurer, sans parler des bénéfices que cela générera par voie publicitaire pour les Gafa, qui sont incontournables sur le marché.
Ainsi, dans une tribune du Monde du 25 avril, trois spécialistes du numérique alertaient sur l’ombre d’intérêts privés et politiques qui pèseraient sur le projet StopCovid : « Le modèle de gouvernance qui accompagnera StopCovid sera manifestement concentré dans les mains d’une poignée d’acteurs étatiques et marchands. Une telle verticalité n’offre aucune garantie contre l’évolution rapide de l’application en un outil coercitif, imposé à tout le monde. »
Vous vous appuyez aujourd’hui sur les demandes des médecins et des épidémiologistes, qui seraient tous favorables au développement de cette application. Je pourrais en citer qui y sont opposés, mais le Parlement est seul juge de la défense des libertés publiques ! En outre, il aurait été préférable de s’appuyer sur l’avis des savants, avant et pendant la crise, concernant les moyens des hôpitaux.
Cette application n’assure pas l’équilibre entre liberté individuelle et efficacité sanitaire. Elle ouvre la voie à des usages futurs et à l’adoption de dispositifs très intrusifs. Nous sommes face au risque de créer un précédent. Ce qui paraît acceptable pour StopCovid le sera demain dans d’autres domaines et pour d’autres finalités. Lesquelles ? L’avenir nous le dira.
Pour l’heure, pour notre part, nous ne serons définitivement pas moteurs dans l’engrenage redoutable de la surveillance généralisée, qui sera activé avec le lancement d’un tel dispositif. Madame la garde des sceaux, madame, monsieur les secrétaires d’État, vous l’aurez compris, nous sommes résolument opposés au projet qui nous est présenté.