Intervention de Loïc Hervé

Réunion du 27 mai 2020 à 21h30
Innovations numériques dans la lutte contre l'épidémie de covid-19 — Débat et vote sur une déclaration du gouvernement

Photo de Loïc HervéLoïc Hervé :

Monsieur le président, madame la garde des sceaux, madame, monsieur les secrétaires d’État, mes chers collègues, le débat et le vote de ce soir n’ont d’existence que par la volonté de l’exécutif de consulter le Parlement sur la mise en place d’une application numérique de traçage social appelée « StopCovid ».

Ce débat et ce vote revêtent à mes yeux un caractère beaucoup plus politique et philosophique que technique et juridique. Si l’on ne peut négliger le contexte dans lequel nous débattons, alors qu’un virus a tué 30 000 de nos compatriotes et mis notre économie à genoux, nous devons être vigilants à ne pas passer d’une société de la bienveillance à une société de la surveillance.

Monsieur le secrétaire d’État, je ne méconnais ni votre bonne foi ni les efforts que vous avez fournis pour rendre cette application conforme au droit national et communautaire en tenant compte des deux avis de la Commission nationale informatique et libertés.

Je sais aussi que vous vous employez à rassurer ceux qui, comme moi, ont de fortes réserves sur ce dispositif. Toutefois, au sein du Parlement de notre République, où s’exprime la volonté populaire, je dois vous dire que lorsque je fais rationnellement le calcul des coûts et des avantages de cette application, je lui trouve tellement de défauts et si peu de mérites qu’il m’est impossible, comme à un certain nombre de membres de mon groupe, de vous donner mon accord.

Tout d’abord, sur le plan des principes, je combats fermement cette idée du « solutionnisme » technologique à tous crins, qui peut voir les principes de protection de la vie privée comme des freins au progrès, et peut même s’accommoder d’atteindre aux libertés publiques pour satisfaire une cause aussi noble que celle de la santé publique.

Par ailleurs, mes chers collègues, qui n’a pas déjà entendu dire que la loi de 1978, la CNIL ou le RGPD étaient des contraintes trop lourdes, qui empêchent la croissance de la nouvelle économie ? Qui n’a jamais entendu dire que notre cadre législatif français et européen nous privait de toute perspective de victoire dans la compétition internationale ?

Monsieur le secrétaire d’État, vous nous demandiez ce matin en commission des lois quel pourrait être le gain politique recherché par la mise en œuvre de cette application. À la lumière de ce que je viens de vous dire, je me pose également la question, mais je suis sûr que je n’y apporterais pas les mêmes réponses que vous.

En termes de temporalité, ensuite, si cette application avait dû être mise en œuvre, en toute logique, elle aurait dû l’être comme un outil de confinement, au moment même où nombre de nos libertés étaient si lourdement atteintes : la liberté d’aller et de venir, la liberté du commerce et de l’industrie, le droit de vote. Ce qui aurait pu être une application de confinement est mis en œuvre environ un mois après le début du déconfinement, ce qui lui donne beaucoup moins d’efficience, alors que l’on sait que l’acceptabilité sociale risque d’en être trop faible.

Permettez-moi de relayer ici l’inquiétude de certains maires et présidents de collectivités locales, qui s’étonnent que l’on évoque un consensus de leurs associations à ce stade du débat.

Enfin, je ne puis passer sous silence la question de la souveraineté numérique. Monsieur le secrétaire d’État, vous nous avez annoncé il y a quelques semaines une application souveraine et européenne. On nous a vanté le travail collaboratif entre l’Inria, la Fraunhofer Gesellschaft en Allemagne et l’École polytechnique fédérale de Lausanne en Suisse. L’argument était particulièrement vendeur et convaincant. Je me suis même demandé comment je pourrais ne pas soutenir une telle initiative, qui unissait les instituts de recherche publics européens les plus réputés.

Or, à l’heure où nous parlons, il n’en reste plus rien : nos voisins ayant opté pour des applications décentralisées, reprenant souvent le système proposé par l’application promue par Apple et Google, ils ont abandonné ce projet commun. Ce renoncement est d’autant plus regrettable que les systèmes sont difficilement ou pas interopérables – c’est un frontalier qui vous le dit. Je pourrai citer d’autres exemples à travers le monde d’abandons et d’échecs relatifs à des applications plus ou moins proches du projet que vous nous présentez ce soir.

À la faveur de la crise sanitaire, cette application nous fait à mes yeux franchir deux lignes rouges. La première est l’expérimentation massive d’une application de traçage social avec la construction d’une architecture numérique centralisée. La seconde est l’alliance des plus grands acteurs du numérique mondial et la mise en commun de leurs moyens sur un même projet. Leur application fonctionnera par défaut sur les systèmes d’exploitation respectifs de leurs appareils, qu’il s’agisse de smartphones ou de montres connectées.

Nous ne sommes qu’au début d’un basculement. Des digues auront rompu, car les nouvelles fonctionnalités offertes ouvriront naturellement le champ à d’autres finalités.

Madame la garde des sceaux, madame, monsieur les secrétaires d’État, j’ai bien conscience que les garanties apparemment apportées sont nombreuses, mais elles sont très mineures par rapport au pas de géant que StopCovid risque de nous faire franchir. Nous devrions placer le curseur entre la liberté et la responsabilité. Or nous le plaçons entre la liberté et la sécurité.

Je sais bien que l’enfer est toujours pavé des meilleures intentions, et c’est pourquoi je voudrais conclure en citant le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie : « Il est incroyable de voir comme le peuple, dès qu’il est assujetti, tombe soudain dans un profond oubli de sa liberté qu’il lui est impossible de se réveiller pour la reconquérir : il sert si bien, et si volontiers, qu’on dirait à le voir qu’il n’a pas seulement perdu sa liberté, mais bien gagné sa servitude. »

Pour moi et pour un certain nombre de membres de mon groupe, StopCovid, c’est non !

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