Intervention de Claude Kern

Commission des affaires européennes — Réunion du 14 mai 2020 à 10h00
Économie finances et fiscalité — Arrêt du tribunal constitutionnel fédéral allemand sur le programme de rachat de dettes publiques de la banque centrale européenne - communication de mm. claude kern et didier marie

Photo de Claude KernClaude Kern :

Avec Didier Marie, nous suivons conjointement les questions relatives à l'Union économique et monétaire. Nous avons ainsi pris connaissance avec stupeur de l'arrêt rendu, le 5 mai dernier, par le Tribunal constitutionnel allemand sur le programme de rachat de dettes publiques de la BCE. Il nous a semblé indispensable de vous en rendre compte au plus vite.

L'enjeu apparaît fondamental : à court terme, il fragilise le pilier monétaire - le plus solide et reconnu - de la réponse européenne aux conséquences économiques de l'épidémie de Covid-19 ; mais il menace aussi l'avenir de l'euro, voire de l'Union européenne.

En s'érigeant en double censeur de la CJUE et de la BCE, le juge constitutionnel allemand a imposé les exigences de la souveraineté allemande au coeur même du processus de décision européen. En pleine crise du Covid-19, il a introduit le risque, pour les autres États membres, d'une « germanisation » du droit européen et d'une dislocation de la zone euro.

De quoi s'agit-il précisément ? Les juges de Karlsruhe ont estimé partiellement non conforme à la loi fondamentale - la Constitution allemande - le programme de la BCE, lancé en 2015, d'achats sur le marché secondaire de titres de dette publique - Public sector purchase programme (PSPP) -, qui s'élève à 2 189 milliards d'euros. Et c'est cette initiative, prise dans la foulée de l'action déployée par Mario Draghi à compter de juillet 2012, qui a permis de limiter les écarts - spreads - de taux de financement entre les États de la zone euro.

Autrement dit, le Tribunal constitutionnel allemand touche à la « clef de voûte » qui a permis de sauver la monnaie unique lors de la crise de la dette souveraine des années 2009-2015.

Les juges de Karlsruhe ont pris là une lourde responsabilité. Ils ont aussi brisé un tabou : la prééminence de l'ordre juridique européen sur les ordres juridiques nationaux. En effet, ces opérations avaient déjà été jugées par la CJUE comme « proportionnées » à la mission de la BCE et conformes au droit européen, dans un arrêt du 11 décembre 2018.

Le juge constitutionnel allemand a remis en cause frontalement - et en des termes virulents - cette analyse de la CJUE. Il considère ni plus ni moins que celle-ci a rendu le 11 décembre 2018 une décision « incompréhensible » et « ultra vires », c'est-à-dire représentant un abus d'autorité qui ne saurait lier l'Allemagne.

Sur le fond, la Cour fédérale constitutionnelle allemande fait valoir qu'il n'est pas démontré que l'action de la BCE soit « proportionnée » et que celle-ci ne peut pas « tout se permettre » pour remplir son mandat d'une « inflation proche, mais inférieure à 2 % » : il lui faut également tenir compte des conséquences de ce programme monétaire, en particulier sur les épargnants. De fait, puisqu'un tel programme contient la hausse des taux d'intérêt, l'épargne s'en trouve moins bien rémunérée.

En conséquence, le juge constitutionnel allemand accorde au gouvernement allemand un délai de trois mois, ou plutôt enjoint indirectement la BCE, dans ce délai, de démontrer que son action est proportionnée et ne viole pas la prohibition du financement monétaire du déficit.

Si tel n'était pas le cas, la banque centrale allemande, la Bundesbank, se trouverait alors sommée non seulement de cesser sa participation au programme PSPP, mais aussi de vendre une partie de sa quote-part des titres de dettes publiques détenus en portefeuille par la BCE.

Le choix d'une telle démonstration de force vis-à-vis des institutions européennes consacre l'aboutissement d'un conflit juridique, politique et économique entamé en 2012, lorsque le gouverneur de la banque centrale allemande fut mis en minorité au sein de la BCE.

En arrière-plan du dernier arrêt du 5 mai 2020 figure en effet celui rendu par le même juge constitutionnel allemand, le 30 juin 2009. Il statuait alors sur la compatibilité du traité de Lisbonne avec la loi fondamentale. À cette occasion, le tribunal constitutionnel fédéral allemand avait formulé trois considérations essentielles : d'abord, les États membres restent souverains dans la conclusion des traités et n'ont pas attribué à l'Union européenne « la compétence de sa compétence » ; il n'existe pas de « peuple européen » souverain ; en conséquence, il appartient au juge constitutionnel de faire obstacle à l'application en Allemagne de dispositions européennes qui seraient incompatibles avec sa Constitution.

Enfin, le juge constitutionnel allemand revendique le droit de vérifier que le droit de l'Union européenne respecte bien les « qualités inhérentes à l'identité constitutionnelle » protégées par la Constitution allemande, dans son article 79.

Dès lors, plusieurs décisions de la Cour constitutionnelle allemande ont précisé ce positionnement particulièrement frileux à l'égard de l'Union européenne au cours des dix dernières années. Ainsi, le 7 février 2014, la Cour avait déjà formulé des réserves sur un précédent programme d'opérations monétaires sur titres, tout en refusant alors de statuer sur sa constitutionnalité et en saisissant la CJUE, par la voie d'une question préjudicielle.

Malheureusement, par son arrêt du 5 mai dernier, la Cour de Karlsruhe cesse désormais « d'accompagner » le droit européen, ce qui pouvait déjà soulever des difficultés, pour entrer frontalement en conflit avec lui.

Ce défi posé à la primauté de la CJUE menace la clef de voûte de l'ordre juridique de l'Union européenne. En résumé, la CJUE n'aurait plus le monopole de la sanction du droit européen. Ses interprétations pourraient ensuite être censurées par les cours nationales, du point de vue des constitutions nationales. Accepter cela reviendrait à concéder au juge constitutionnel allemand la prééminence sur la plus haute juridiction européenne.

La CJUE ne s'y est pas trompée, publiant le 8 mai 2020 un communiqué de presse à la fois inédit sur la forme - puisqu'il rompt avec l'usage de ne jamais commenter un jugement d'une juridiction nationale - et cinglant quant à son contenu : « Afin d'assurer une application uniforme du droit de l'Union, seule la Cour de justice, créée à cette fin par les États membres, est compétente pour constater qu'un acte d'une institution de l'Union est contraire au droit de l'Union. »

En dernière analyse se pose une question absolument fondamentale : si le juge constitutionnel allemand s'érige aujourd'hui en censeur de la CJUE, pourquoi le juge constitutionnel hongrois ou polonais ne s'engagerait-il pas demain dans la même voie, sur d'autres sujets que la monnaie unique ? Que resterait-il alors de l'Union européenne ?

Hier, la chancelière Merkel a pris position sans ambiguïté devant le Bundestag en faveur d'une plus grande intégration économique et politique de la zone euro. Comme l'a écrit un journaliste, elle « vole au secours de l'euro et dans les plumes des juges constitutionnels allemands ». Cette position antinationaliste est plutôt rassurante pour l'avenir de l'euro et de l'Union européenne. Wolfgang Schäuble a lui aussi exprimé son désaccord avec les juges de Karlsruhe.

Nous observerons avec intérêt la réaction officielle du gouvernement allemand et celle de la Bundesbank.

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