Les possibles implications économiques et monétaires de la démarche du juge constitutionnel allemand nous semblent très importantes à court et à moyen termes. Elles concernent même la survie de l'euro.
Paradoxalement, cette décision historique n'a pas reçu en France l'écho qu'elle mérite. Avec Claude Kern, nous souhaitons vous en donner les clefs de compréhension, parce que la portée de cette décision mérite l'attention de la représentation nationale.
Dans l'immédiat, l'arrêt du Tribunal de Karlsruhe se traduit par un réel affaiblissement de la BCE. Certes, il est sans conséquence immédiate sur le nouveau programme PEEP (Pandemic emergency purchase programme) destiné à contrer la récession à venir, à la suite de la pandémie de Covid-19. Il ne s'agit pourtant que d'un répit.
Dans cette épreuve de force avec le juge constitutionnel allemand, la BCE apparaît dans une position plus délicate que la CJUE, qui a sans conteste le droit pour elle. L'arrêt du 5 mai 2020 s'adresse officiellement au gouvernement allemand mais c'est bel et bien la BCE qu'il vise.
Celle-ci peut s'abstenir de répondre par une démonstration aux interrogations formulées sur la compatibilité de sa politique avec les traités. Elle ne peut en revanche faire abstraction du défi qui lui est adressé, car l'Allemagne est, de très loin, la première puissance économique européenne et la Bundesbank est au coeur de l'Eurosystème.
Jusqu'ici, la réaction des opérateurs sur les marchés financiers est apparue étrangement modérée : y prévaut sans doute le sentiment que les autorités seront en mesure de produire une démonstration convaincante dans les trois mois.
Si tel n'était pas le cas, la menace d'un désengagement de la Bundesbank du dispositif ne doit pas être prise à la légère : sont en jeu 534 milliards d'euros, sur les 2 189 milliards d'euros détenus par la BCE au titre du programme PSPP ; surtout, la confiance dans l'Eurosystème reposant sur l'Allemagne, le retrait de la Bundesbank ne manquerait pas de provoquer une remontée des taux longs.
Quoi qu'il en soit, l'arrêt du juge constitutionnel allemand revient à contester à la BCE le droit d'agir comme une banque centrale de plein exercice, à l'instar de la Réserve fédérale américaine. Il affaiblit aussi l'idée que la BCE pourra faire tout ce qui est en son pouvoir pour « préserver l'euro », selon les termes de son ancien président Mario Draghi.
Enfin, si le programme destiné à contrer la récession du Covid-19 n'a pas encore été remis en cause par le tribunal de Karlsruhe, des recours analogues contre le nouveau PEPP, de même inspiration que le PSPP, sont prévisibles. Ils menaceraient le pilier monétaire, le plus solide de la réponse européenne à l'épidémie, alors que le Conseil européen peine à s'accorder sur le volet budgétaire et le financement mutualisé d'un fonds de relance.
À moyen terme réapparaît un risque pour l'existence de l'euro, faute désormais de pouvoir utiliser les souplesses et ambiguïtés du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE).
Son article 123 interdit certes formellement que les États puissent emprunter directement à la BCE. Pour autant, la crise de la zone euro des années 2010-2014 n'a été surmontée que grâce à la politique monétaire « non conventionnelle » de la BCE.
Celle-ci peut d'autant moins y renoncer aujourd'hui qu'elle est confrontée à la pire récession depuis 1945. C'est pourtant cette voie que le juge constitutionnel allemand entendrait fermer, par un retour à la lettre des traités, alors même que la situation actuelle n'est déjà pas satisfaisante. L'action de la BCE vient en effet suppléer à deux défauts structurels et persistants dans la conception de la monnaie unique : l'absence de fédéralisme budgétaire et les inégalités entre les États membres de la zone.
Depuis la création de l'euro, nous constatons qu'une monnaie unique sur un territoire y entraîne une spécialisation des lieux par activité, spécialisation ordinairement compensée par un budget unique et redistributif. Or le compromis passé entre l'Allemagne et la France, lors de la conclusion du traité de Maastricht, a précisément exclu la perspective d'une telle redistribution budgétaire au sein de l'union monétaire.
Face à ce blocage, et comme lors de la crise économique de 2008, le risque d'un retour de la déflation apparaît significatif : dans un système de changes fixes, les ajustements se font par la contraction de la consommation intérieure et des investissements, le salut ne pouvant venir que de la demande extérieure. Cela s'est traduit par une décennie de croissance perdue dans les pays du sud de l'Europe ; y revenir serait assurément insoutenable pour l'Italie, dont la richesse par habitant à prix constant s'établit au niveau du début des années 2000 et la dette publique, à la fin de 2019, à 135 % de son PIB.
Adossé à l'opinion publique allemande, l'arrêt du Tribunal constitutionnel fédéral relance le débat politique sur l'avenir de la monnaie unique. Beaucoup d'observateurs en Allemagne considèrent qu'il a rendu, en l'espèce, un jugement politique. Pour autant, il s'est fait aussi le porte-voix d'une inquiétude profonde de la population allemande.
Dans ces conditions, il appartient désormais au gouvernement fédéral et au Bundestag de fournir la démonstration que demande le tribunal constitutionnel, d'ici au 5 août prochain. La partie ne sera pas facile : l'un et l'autre se trouvent « coincés » entre les institutions européennes, le juge constitutionnel et l'opinion publique allemande.
En définitive, par cet arrêt historique, dont on a peine à imaginer comment les pouvoirs publics allemands pourraient s'extraire, quand bien même ils le voudraient ou trouveraient intérêt à sortir de l'ambiguïté, l'Allemagne va manifestement très loin.
Après celle de Mme Merkel, nous examinerons avec le plus vif intérêt la réaction des principaux acteurs du dossier. Ainsi, en refusant de participer au programme de la BCE, la Bundesbank s'exposerait à un recours devant la CJUE. En outre, la Commission européenne pourrait décider de former un recours en manquement à l'encontre de l'Allemagne.
Cette épreuve de force ouvre la voie à une alternative : ou bien réviser les traités, pour autoriser expressément la BCE à pratiquer une politique monétaire s'apparentant à un financement monétaire des États ; ou bien contraindre les partenaires de l'Allemagne au sein de la zone euro à accepter la gestion de la monnaie unique aux conditions allemandes, entraînant par là même un lien de subordination et une divergence accrue entre États membres, ceci pouvant conduire à l'explosion de la monnaie unique.
Comme l'écrivait l'éditorialiste Éric Le Boucher dans Les Échos le 5 mai : « L'Allemagne joue avec le feu en Europe. (...) Dans le même temps, Berlin interdit la création d'un vaste budget de la zone euro qui mutualise, sous une forme ou sous une autre, le sauvetage des économies. Autrement dit, l'Allemagne pousse les pays à s'endetter et à chercher secours auprès de la BCE et elle bloque la même BCE. Un euro ainsi entravé en haut et en bas ne tiendra pas. Le moment va arriver vite où les marchés vont demander une sortie. »
Cet arrêt historique ouvre une boîte de Pandore au coeur de l'Union européenne, dont on a peine à anticiper les conséquences. Il fait primer, plus que jamais, les rapports de force au détriment de l'esprit de compromis.
Mme Merkel s'est prononcée hier en faveur d'une plus grande intégration de la zone euro, évoquant même la nécessité d'une vision politique. Cette intégration se ferait-elle sur la base du modèle allemand ou d'un modèle plus partagé ?