Mes chers collègues, l'objectif de cette table ronde est de réaliser un tour d'horizon sur le commerce international, le libre-échange, la mondialisation, et de parler des enseignements que nous tirons de la crise.
Nous accueillons M. Pascal Lamy, ancien directeur général de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), M. Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes, M. Jean-Pierre Raffarin, ancien Premier ministre et ancien sénateur éminent, et M. Jean-Pascal Tricoire, président-directeur général de Schneider Electric.
Je vous remercie d'avoir accepté de participer à cette table ronde. Au début de cette crise, la commission des affaires économiques s'est très rapidement organisée en cellules sectorielles afin de suivre la mise en place du volet économique du plan d'urgence, détecter les « trous dans la raquette », connaître les réalités dans les territoires et engager un dialogue avec le Gouvernement, ce qui a permis de réaliser certains ajustements.
Nous entrons dans la phase du temps long, plus stratégique, qui consiste à réfléchir aux inflexions économiques que la France et l'Europe doivent adopter.
Je voudrais, en introduction, souligner un paradoxe : alors même que la planète n'a peut-être jamais autant vécu au même rythme dans ce combat mondial contre la pandémie de Covid-19, la crise actuelle semble, pour certains, devoir interrompre le processus de long terme de mondialisation qui a marqué les trente dernières années.
Chacun intègre dans ce mot fourre-tout de mondialisation des phénomènes assez hétérogènes. Dans l'ensemble, nous visons à travers ce mot l'intensification des échanges, l'augmentation de la mobilité du travail et du capital, et la montée des interdépendances.
Cette mondialisation-là n'a pas eu que des effets négatifs. Elle a indéniablement contribué au développement économique des pays du Sud, comme la Chine ou la Corée du Sud, qui étaient des pays très pauvres dans les années 1960, à une répartition de la production des biens en fonction des avantages comparatifs des uns et des autres, et à une meilleure connaissance de la diversité culturelle de notre planète.
Mais cette mondialisation a également sa face sombre, que beaucoup dénoncent. Elle s'est manifestement accompagnée d'un accroissement des inégalités entre les pays et, au sein de chaque pays, a peu intégré les enjeux d'empreinte écologique, qui constituent aujourd'hui un défi majeur pour l'humanité.
La pandémie de Covid-19 révèle de manière frappante d'autres aspects négatifs que nous n'avions pas bien pris en compte, comme les risques que nous font courir cette interdépendance et cette division internationale du travail en flux tendu :
- risque stratégique puisque, face à un risque sanitaire, nous avons dû, faute de moyens nationaux ou européens en matière de tests et de masques en quantité suffisante, interrompre le fonctionnement économique normal du pays ;
- risque économique, puisque nous avons pu constater que l'arrêt de la production chinoise de pièces détachées a pu, en quelques semaines, conduire au chômage technique une partie des usines françaises. Ce risque est présent en cas de crise sanitaire, mais également dans le cas d'un conflit armé. Si l'on pousse plus loin le raisonnement, cette interdépendance, dans le domaine numérique par exemple, nous fait courir un risque politique face au poids des réseaux sociaux dominés par les Gafam et à la question des interférences dans les élections, ou même à la dépendance de la France vis-à-vis de sociétés comme Google ou Apple quand nous voulons développer une application de suivi des personnes atteintes de la maladie Covid-19 ;
- risque social enfin, puisque la mondialisation semble mettre en concurrence des régimes sociaux et écologiques inégaux, dans lesquels la concurrence par les prix, telle qu'elle est pratiquée, se fait au détriment des industries du Nord, dont les pays ont perdu ces trente dernières années entre 10 et 30 % d'emplois industriels.
La prise en compte de ces risques nous conduit à nous interroger sur la nécessité de revaloriser les frontières, de renforcer les exigences et les conditions d'une liberté des échanges et d'être plus fermes dans les traités que nous signons au niveau européen.
En cela, l'annonce de l'accord sur le traité de libre-échange avec le Mexique a fait l'effet d'une bombe en France, et beaucoup réclament que l'Europe, pour défendre son modèle social et son ambition climatique, adopte une politique commerciale moins ouverte et moins naïve, plus stratégique et plus offensive.
Mais nous mesurons bien les inconvénients d'une telle logique de réarmement des frontières pour un continent dont la croissance dépend pour une large part de ses exportations. Nous avons en mémoire les ravages du protectionnisme de l'entre-deux-guerres. Nous savons par ailleurs que nous ne sommes pas en mesure de rivaliser sur les produits bas de gamme en termes de compétitivité des prix avec les pays en développement.
Enfin, se fermer aux autres continents, c'est renier la vocation universelle de l'Europe et les leçons de la Seconde Guerre mondiale.
C'est donc pour nous éclairer sur ces voies contradictoires que nous vous avons sollicité vos avis d'experts.
Quels sont les enseignements que vous tirez de la crise, en particulier sur cette question de l'ouverture commerciale de l'Europe et, plus généralement, sur la mondialisation et la libéralisation des échanges ?
Existe-t-il pour vous une ligne de crête entre ouverture et maintien d'une ambition économique, sociale et environnementale européenne ?
Enfin, derrière ces questions se cachent de nombreux points d'application : les règles actuelles du multilatéralisme et de l'OMC auront-elles toujours leur pertinence dans les années à venir ? Comment les faire évoluer ? Quelles sont les évolutions souhaitables du marché intérieur européen ? Que pensez-vous du mécanisme d'inclusion carbone aux frontières de l'Union européenne ?
La parole est tout d'abord à Pascal Lamy, ancien directeur de l'OMC.