Merci. Je vais, pour essayer de répondre rapidement à votre question, qui est large, partir de la même définition de la mondialisation que vous et de la même appréciation que celle que vous avez exprimée, avec ses bons et ses mauvais côtés. C'est une thèse que je soutiens depuis que j'ai passé mon « examen » de commissaires européen au commerce. Il s'agissait d'un processus qui devait être maîtrisé.
Une précaution préalable : je pense qu'il est trop tôt pour se prononcer définitivement sur l'impact de cette gigantesque crise sanitaire, économique et probablement politique que traverse notre planète. Les conversations et les discussions auxquelles je participe depuis une dizaine de semaines laissent ouverte la question de savoir si nous sommes en 1944 ou en 2009. Selon le diagnostic que l'on porte, les conséquences qu'on en tire ne sont évidemment pas les mêmes.
Si je me risquais à un pronostic, je dirais que cette crise aura deux effets : en premier lieu, elle compliquera et freinera, au moins pour un temps, l'échange commercial international et, en deuxième lieu, reconfigurera au moins en partie la mondialisation.
Au-delà des effets à court terme sur les volumes qui résultent de la mise en arrêt partiel des grandes économies mondiales, l'impact sur les échanges viendra de deux sources, connues avant la pandémie.
En premier lieu, l'intervention massive des États pour soutenir et relancer les économies va entraîner des distorsions de concurrence importantes, à la mesure des 8 à 10 trillions de sources publiques qui auront été déversées. Ce qu'on reprochait à la Chine avant la pandémie est devenu le lot commun, au moins dans les pays riches et pour un certain temps. Ceci va fausser l'échange international, dans la mesure où la règle du jeu consiste à essayer de fournir à chaque acteur des conditions aussi justes que possible.
La seconde conséquence réside dans la poussée du « précautionnisme », c'est-à-dire la volonté de protéger notre population de risques divers. Elle n'est pas nouvelle. Il existait déjà des barrières techniques aux échanges, des mesures sanitaires et phytosanitaires, des normes, des certifications, des standards dont les producteurs de biens et de services devaient tenir compte pour opérer sur les différents marchés qu'ils convoitaient.
Il est certain que ce niveau de précaution va augmenter fortement et se traduire par de nouvelles mesures réglementaires. C'est en soi concevable et légitime, mais la précaution est déterminée par l'imaginaire autant que par la science, et l'hétérogénéité qui règne à travers le monde entraîne des coûts d'ajustement pour les producteurs de biens et de services qui renchérissent le prix des produits.
Le protectionnisme consiste à protéger les producteurs domestiques de la concurrence étrangère. Le précautionnisme protège les populations contre les risques. Ces mesures sont de nature différente, tout comme le sont les obstacles aux échanges.
Ces deux phénomènes soulèvent des questions de régulation globale complexes, notamment à l'OMC qui, dans l'immédiat, a un peu de mal à accomplir sa mission. Ces questions seront d'autant plus difficiles à traiter au niveau multilatéral que la crise a encore endommagé un système international déjà mal en point, notamment en raison de la rivalité géoéconomique, géopolitique, géostratégique qui oppose la Chine et les États-Unis, dont la pandémie a plutôt exacerbé un certain nombre d'aspects.
Tout ceci va avoir des implications sur la politique commerciale de l'Union européenne. On y réfléchit beaucoup à Bruxelles, et on trouve d'ailleurs dans la proposition franco-allemande de cette semaine un certain nombre de pistes pour durcir la politique commerciale de l'Union européenne.
Le deuxième effet est peut-être de plus long terme. Il est difficile d'en évaluer précisément les proportions. Il porte sur la reconfiguration des chaînes de valeur, de la globalisation et de la multilocalisation des processus de production du fait de la pulsion de précaution des firmes et des États, dans la mesure où cette crise a révélé la fragilité de certaines de ces chaînes.
Il s'agit à présent d'augmenter la résilience, qui fait l'objet de conversations partout dans le monde. Les thèses sur ce point me paraissent aussi nombreuses que confuses.
Il faut essayer, notamment pour notre débat, de bien cerner le problème et la solution. Le problème vient de la fragilité de certains de ces circuits d'approvisionnement, qui est très difficile à mesurer. L'impact sanitaire de la pandémie n'est pas le bon critère. Des pays bien insérés dans les chaînes de production mondiales ont eu de meilleures performances sanitaires que d'autres. Cela dépend si l'on est dans la pharmacie, l'alimentaire, ou l'automobile.
Si l'on veut être sérieux et en tirer les conséquences du point de vue des politiques publiques, reste à se mettre d'accord sur la mesure et la nature des fragilités auxquelles il faut remédier, y compris la fameuse définition du « maillon faible » de la Chine. Le problème mérite donc d'être creusé et précisé.
Quant aux solutions, elles sont extrêmement diverses. On peut revoir le modèle des flux tendus, en revenant aux stocks tampons. On l'a fait pour la crise du pétrole dans les années 1970. On peut envisager une diversification géographique des approvisionnements, des relocalisations d'opportunité, en supposant que concentrer territorialement une production ne présente pas d'autres risques. Or les assureurs vous diront qu'il vaut mieux les répartir que de les concentrer.
Il faut donc tout regarder de près. Cela prend du temps. Construire une usine prend au moins cinq ans. Cela présente un coût. La multilocalisation a eu lieu pour des raisons d'efficience, de réduction des coûts, et de modèle capitaliste tel que nous le connaissons. Revenir en arrière aura dans certains cas un coût qu'il faudra répartir entre les actionnaires, les salariés, les consommateurs et les contribuables.
C'est sans doute nécessaire et, en tout cas, organisé au niveau européen dans le cadre du modèle d'« autonomie stratégique ouverte », concept typiquement bruxellois, dont on trouve des traces dans l'initiative franco-allemande de cette semaine.
Je conclurai en disant que je ne prévois pas de déglobalisation parce que les moteurs de la globalisation, la technologie de recherche du profit par le système capitaliste, la financiarisation des économies vont perdurer, même si ces moteurs, qui avaient commencé à ralentir depuis la crise de 2008, tournent moins vite que dans les vingt ou trente dernières années.
La globalisation sera différente, en raison du changement du prix relatif qui l'a toujours affectée, même en matière de transport. La globalisation est en partie le produit d'une formidable baisse des coûts du transport. Cette fois, le prix relatif qui a changé le plus vite est celui du risque.
L'économie mondiale est dans un processus de repricing du risque qui modifie certains flux. Le prochain changement de prix relatif qui aura une grosse influence sur les flux de la mondialisation et ses structures sera l'augmentation du prix du carbone.
Voilà trois exemples de prix relatif qui modifient les structures de la mondialisation, sans en changer fondamentalement le modèle.
Enfin, augmenter la résilience locale constitue une bonne chose, dès lors qu'il existe des mécanismes de coordination internationale, sans quoi cela conduira, dans bien des cas, à augmenter les fragilités globales. Il faut, de ce point de vue, compter sur une forme nouvelle d'harmonisation, de régulation prudentielle, un peu comme on l'a fait dans la finance après la crise de 2008. Ceci implique certains réaménagements dans le système international.
Jacques Delors, dans les années 1980, avait prôné la création d'un Conseil de sécurité économique, à côté du Conseil de sécurité classique. Cette idée a retrouvé une grande actualité. On peut peut-être le dénommer « Conseil de résilience globale ». Il y a là des raisons de réaménager ce multilatéralisme, qui était en mauvais état et dont on a besoin. Ce sera néanmoins plus difficile après cette crise. Nous en parlerons au Forum pour la paix de Paris, mi-novembre.