Intervention de Jean-Hervé Lorenzi

Commission des affaires économiques — Réunion du 20 mai 2020 : 1ère réunion
« commerce international libre-échange mondialisation : quels enseignements tirer de la crise ? » — Table ronde

Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes :

Merci. Les économistes ont une vision très limitée de la globalisation et de la mondialisation.

Je fais partie de ceux qui ont anticipé depuis longtemps un ralentissement lent de l'économie mondiale, notamment du fait de phénomènes de démographie qui, comme le disait Fernand Braudel, expliquent largement l'histoire du monde. D'une façon générale, je considère donc le commerce international à travers la trajectoire de l'économie mondiale.

La pandémie de Covid-19 est certainement un événement terrifiant mais, de mon point de vue, s'inscrit dans un mouvement déjà largement entamé. Lorsque Pascal Lamy, avec d'autres, a lancé l'OMC, le commerce mondial était en train de se développer de manière exceptionnelle. Avant la crise de 2008, il enregistrait une croissance de 5 % par an, avec des pics absolument exceptionnels.

Ceci était lié à une vision du monde voulue par les pays développés. Après la crise de 2008, la croissance du commerce mondial a baissé très significativement, puisqu'elle a été divisée par deux et demi.

Auparavant, la croissance du commerce était environ équivalente à trois fois la croissance de l'économie mondiale. Elle est devenue aujourd'hui à peu près équivalente à la croissance de l'économie mondiale et sera selon moi dans les années qui viennent, quoi qu'il arrive, de l'ordre de 2 %.

Je ne fais pas partie de ceux qui, comme certains brillants économistes américains, croient à la stagnation séculaire. Il s'agit plutôt d'un ralentissement significatif. C'est dans ce cadre qu'il faut penser les règles du commerce mondial, très largement liées à l'évolution de la trajectoire de l'économie mondiale.

La pandémie de Covid-19 va-t-elle modifier les choses ? Je pense que la récupération économique prendra plus de temps que les plans de relance annoncés dans les semaines qui viennent. Prendre le temps de la réflexion ne serait pas inutile dans ce domaine. Le travail que vient de réaliser Pascal Lamy dans le cadre de l'Institut Jacques Delors est une illustration de ce qu'il faudrait faire. C'est très bien défini et fort bien chiffré.

Je ne crois pas que la croissance du commerce mondial redémarre, pour des raisons d'ailleurs très profondes. La part des exportations et des importations a diminué de manière très significative dans le PIB chinois. Depuis dix ans, un tiers du PIB chinois était dédié aux exportations. Cette part est désormais de l'ordre de 20 %, tout comme pour les importations, et l'économie chinoise compte sur son développement interne, notamment les services, domaine moins concerné par le commerce international.

Les chiffres de la fragmentation des chaînes de valeur à l'échelle mondiale sont encore très importants, mais le système se stabilise. Il n'y a donc pas extension du commerce mondial, mais plutôt un ralentissement de sa croissance.

Cela va-t-il changer ? Je ne le crois pas. La consommation des pays développés s'orientera plutôt vers des biens durables, peut-être verdis, et une consommation plus attentive à l'environnement. Tout cela ne pousse pas à une évolution significative du commerce mondial, notamment dans des domaines comme l'automobile ou les téléviseurs.

De la même manière, je pense que la guerre commerciale ne va pas s'arrêter, quel que soit le président des États-Unis qui sera élu à la fin de l'année. Le leader mondial a toujours du mal à supporter l'idée que le second puisse un jour le remplacer.

Par ailleurs, la proximité de production semble jouer assez fortement. Même si on est là au niveau du discours, il s'agit quand même d'une logique de relocalisation, même partielle et limitée.

Les Français ont été effarés du délitement de la production industrielle dans notre pays. Nous étions avant-derniers, juste devant la Grèce, dans la liste des vingt-huit pays européens dont la part du PIB est consacrée à l'industrie.

Je voudrais terminer par le problème clé des relocalisations au niveau européen. L'Europe a essayé de récupérer une partie de ce qu'elle a perdu dans les vingt dernières années et reprendre la main dans des domaines où elle est totalement inexistante, comme le numérique.

Les relocalisations sont rares en France. Aux États-Unis, elles ont démarré bien avant les gesticulations de Donald Trump, en 2012. Toutes les enquêtes faites à partir de 2013 montrent que 20 % des entreprises américaines, quelle que soit leur taille, y réfléchissent. En 2017, le nombre d'emplois créés aux États-Unis dans le cadre de la relocalisation est supérieur aux emplois délocalisés. 600 000 emplois ont été relocalisés depuis sept à huit ans. À l'échelle de la France, cela équivaut à 100 000 emplois, ce qui n'est pas négligeable.

Pourquoi ce phénomène est-il beaucoup plus limité en Europe ? Tout d'abord, les délocalisations y ont été bien plus dispersées qu'aux États-Unis. Beaucoup d'activités ont été délocalisées dans les pays de l'Est du fait de l'hinterland allemand. Cela modifie la perception qu'on peut en avoir.

En outre, le discours politique n'a pas du tout porté sur ce sujet, alors qu'il a été tenu bien avant Donald Trump par Barack Obama. J'ai retrouvé deux ou trois de ses discours sur la nécessité de relocaliser, idée qui n'a pas existé en Europe.

Enfin, il y a eu dans cette opération une assignation fiscale très importante aux États-Unis sous le mandat de Donal Trump. Cela se fait toujours grâce à des entreprises leaders, dans des clusters territoriaux.

En France, les territoires et les acteurs économiques locaux doivent jouer un rôle très important dans les relocalisations de certains domaines - masques, tests, etc. C'est à travers les pôles de compétitivité créés sous la houlette de Jean-Pierre Raffarin que ces sujets peuvent être traités.

Si l'Europe doit récupérer une partie de son autonomie, elle ne peut le faire que grâce à de grands plans touchant le numérique, les biotechnologies, grâce à des territoires et à des acteurs qui parviennent à réunir les chercheurs, les formations, les industriels et les pouvoirs publics dans le cadre des pôles de compétitivité. C'est ce qu'on trouve en Allemagne avec les clusters.

Tout cela doit être repensé. Il faut redonner aux territoires un rôle majeur partout en Europe. C'est ainsi que l'Europe pourra reconquérir partiellement des domaines où elle s'est affaiblie durant les vingt dernières années, à l'exception des pôles de compétitivité.

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