Merci beaucoup, madame la présidente. Je suis très heureux de retrouver mes amis sénateurs. Je vous remercie beaucoup de m'avoir invité à siéger dans ce panel de personnalités pour qui j'éprouve beaucoup de respect.
Connaissant moins le commerce international que Pascal Lamy, l'économie que Jean-Hervé Lorenzi, l'Asie et l'industrie que Jean-Pascal Tricoire, je parlerai de politique.
D'une certaine manière, cela revient quelquefois à simplifier les choses, mais j'aimerais exprimer quelques idées sur les questions que vous avez soulevées, madame la présidente.
Je crois personnellement que les relations internationales, pour les années qui viennent, vont être marquées par le retour de la guerre froide. Cette tension entre les États-Unis et la Chine est violente, brutale, durable et va structurer nos relations.
Cela nécessite que nous adoptions un certain nombre d'attitudes, car c'est ce climat qu'il faut anticiper. On a vu les réactions monter en matière de guerre commerciale, d'abord entre la Chine et les États-Unis, puis on a assisté à la bataille technologique, qu'il s'agisse de Huawei ou des pressions chinoises et américaines sur l'Europe, les Allemands étant enthousiastes et les Français plus réservés. Tout cela risque de nous disperser.
Cette guerre commerciale, qui est devenue technologique, est en train de devenir systémique, opposant régimes autoritaires et régimes démocratiques. L'économie puissante chinoise, qui monte et qui est numéro deux, se verrait bien à la place du numéro un, qui n'accepte pas cette émergence.
Tout cela va durer un certain temps et va avoir un impact très important. J'ai été frappé d'entendre le secrétaire d'État Pompeo, lors de son voyage en Israël, ces jours derniers, alors que les relations entre Benyamin Netanyahou et Donald Trump sont très intimes, reprocher publiquement à Israël d'être trop proche de la Chine. Les États-Unis acceptent d'être en toutes circonstances derrière Israël, même sur les questions d'extension des implantations, mais leur demandent de se libérer de la Chine.
Cette question-là va donc revenir en permanence. Or cela peut assez mal tourner du fait de l'humiliation que subit la Chine, qui est accusée par les États-Unis d'être responsable de la crise. D'après ce que j'ai vu des prévisions du FMI, les pronostics de croissance sur les deux années qui viennent font que la Chine va être très largement devant les États-Unis. Il peut se passer beaucoup de choses, mais la Chine va cependant progresser plus vite.
Donald Trump, tous les matins et tous les soirs, répète aux Américains qu'ils sont les premiers, qu'ils ont les meilleures pièces, qu'ils sont les plus forts. Ils vont découvrir qu'il n'en est rien. L'humiliation peut donc constituer un choc. J'ai souvent constaté que la politique sait déclencher les haines, mais ne sait hélas pas les arrêter. Soyons donc très prudents, car ce climat me paraît assez préoccupant.
Les choses sont difficiles, et on voit bien qu'une grande partie de l'épargne chinoise finance le déficit américain. C'est un lien structurel. Comment tout cela va-t-il se passer ? Deux tiers des diplômés de sciences et technologies aux États-Unis sont asiatiques, car la Chine est fascinée par les États-Unis, leurs capacités de formation, leur intelligence en matière d'innovations, etc. Tout cela va bousculer profondément les choses.
Deuxième réflexion : au Royaume-Uni, un certain nombre de Brexiters disent qu'il faut couper les liens avec la Chine, comme ils les ont coupés avec l'Europe et font campagne en ce sens. Je voudrais qu'on prenne conscience que le marché chinois, comme le marché américain, sont des marchés impératifs pour les entreprises françaises qui veulent être mondiales. On n'est pas mondial aujourd'hui si on ne marche que sur une seule jambe.
Le président de la Fed demandait qu'on ne l'oblige pas à choisir entre deux marchés impératifs car, pour être une entreprise mondiale, il faut être à la hauteur de ses compétiteurs et présent sur ces deux marchés. Il est très important de bien le comprendre.
Or les Américains et les Chinois exercent sur nous un certain nombre de pressions. L'extraterritorialité américaine nous pose problème, mais les Chinois nous font subir d'autres formes de pressions.
Il faut bien admettre qu'on a, notamment avec les Chinois, des incompatibilités en matière de régime politique. Nous sommes naturellement dans le camp des démocraties, alors qu'ils revendiquent un marxisme et un socialisme à la chinoise. Beaucoup d'erreurs ont été commises par l'Occident dans ce domaine. Le marxisme, en Chine, se caractérise surtout par le leadership du Parti plutôt que par l'appropriation collective des moyens de production. Cependant, nécessité fait loi : on ne peut être sur un marché mondial sans être présent sur ces deux marchés incontournables.
Troisième réflexion à propos de la question des relocalisations et de ce que les politiques appellent maintenant la souveraineté. Je suis heureux de constater qu'on la prend à nouveau en considération au niveau européen. Cela va peut-être permettre de revoir la politique de la concurrence, des champions européens et autres sujets de cette nature, qui sont très importants. Il y a sans doute là un travail pour la commission des affaires économiques du Sénat : qu'est-ce que notre souveraineté ?
J'ai entendu un jour le Président de la République dire aux représentants du Boao Forum - le Davos asiatique - qu'il voulait protéger l'acier pour faire des avions et des voitures. Or notre pays a découvert que la Chine était une puissance économique lorsqu'on a manqué de paracétamol français. Il existe un certain nombre de priorités.
Certains estiment qu'il est trop tard pour relocaliser l'industrie. Je n'en sais rien, mais ce n'est pas trop tard en matière d'agriculture et d'indépendance alimentaire. Que faisons-nous sur ces sujets, et comment définit-on le périmètre de notre souveraineté ? Je pense qu'il faut des débats à ce sujet.
Je souffre beaucoup de constater que, dans notre pays, la logique du moyen terme et la logique du court terme ne sont plus vraiment traitées. Quand j'étais jeune président de région, nous bénéficiions de la Datar, qui nous apportait des perspectives, et d'un Commissariat général au Plan. Les discussions étaient d'un haut niveau. C'était des rendez-vous qu'on ne voulait pas manquer quand on venait à Paris pour essayer de penser notre avenir. Il existait des contrats de plan régionaux et nationaux, et l'on se projetait dans l'avenir.
Il conviendrait qu'on ait aujourd'hui une réflexion de cette nature, une sorte de Conseil national de la souveraineté qui, avec un certain nombre de spécialistes, nous amène à réfléchir à ce que nous tenons le plus.
Une idée fausse traîne ici ou là suivant laquelle on pourrait choisir entre souveraineté et coopération. Bien sûr que non ! Il faut de la coopération internationale et de la souveraineté. Tout le problème est de définir nos périmètres. Je pense que c'est assez difficile à faire et que l'État ne doit pas le faire seul. Il doit être ouvert à toutes les forces pensantes du pays. Il est très important que le Sénat fasse des propositions en matière de souveraineté, en pensant notamment à notre indépendance agroalimentaire, secteur dans lequel nous disposons de tous les atouts.
Nous entrons dans un monde de rapports de force. Sans l'Europe, nous avons peu de poids. Nous sommes devant un choix stratégique. L'accord franco-allemand sur la mutualisation de la dette partielle est très important. C'est l'espoir que les Européens ont au fond du coeur. On a bien vu que les périodes de réussite et de facilité n'étaient pas favorables à l'Europe. L'Europe, qui est née dans la tragédie, dès qu'elle sent la menace, peut avoir un sursaut. Peut-être y assistons-nous en ce moment.
Lorsque le président Macron a reçu le chef de l'État chinois à l'Élysée, au mois de mars dernier, dans le cadre d'une visite bilatérale, Mme Merkel était à sa droite et M. Juncker à sa gauche. Cela a impressionné les Chinois. Ce sont des logiques qu'il faut avoir en tête.
Je sais qu'un sommet sur les investissements doit normalement avoir lieu à Leipzig en septembre. Je pense qu'il faut continuer à recourir à cette métaphore du rapport de force, notamment franco-allemand.
Je termine en rejoignant ce que disait tout à l'heure Pascal Lamy à propos du multilatéralisme et du fait que la pandémie de Covid-19 a aggravé nos difficultés. On le voit avec l'OMS. Tout ceci est en partie une conséquence de la rivalité entre les Etats-Unis et la Chine. Quand les Américains sont mécontents d'une pression chinoise sur une organisation internationale, ils s'en retirent. On est en train de déséquilibrer systématiquement les organisations internationales, alors qu'il existe des demandes fortes en matière de multilatéralisme ! Le multilatéralisme a 75 ans et fait son âge. Il est vrai qu'en 1945, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, l'Afrique et l'Asie n'étaient pas ce qu'elles sont aujourd'hui.
Nous devons donc repenser le multilatéralisme. L'idée du Conseil de sécurité économique est une idée forte. Peut-être même faut-il changer le mot de multilatéralisme. Les Américains, dans les forums internationaux auxquels je participe, recommandent aux uns et aux autres de ne plus employer ce mot. Peut-être faudrait-il parler d'omnilatéralisme et de gouvernance mondiale inclusive, avec la recherche d'un équilibre et surtout une pratique du respect.
Le Forum sur la paix est en fait un forum pour la gouvernance mondiale. C'était une très belle intuition. La France, l'Allemagne et l'Europe peuvent peut-être inspirer une autre gouvernance mondiale.
Il faut être conscient de l'extrême gravité de la situation et chasser toute légèreté, être particulièrement responsable. Les choses peuvent mal tourner. On a vu des guerres démarrer sur des horreurs ou des bêtises. Je ne crois pas que la Chine soit un pays belliqueux par nature. Elle l'a montré dans son histoire. Elle a découvert l'Afrique et n'a pas cherché à y imposer le colonialisme ni l'impérialisme.
Cependant, certains militaires chinois disent aujourd'hui que la seule raison pour laquelle ils seraient prêts à faire la guerre serait Taïwan. Un certain nombre de sujets peuvent être extrêmement tendus, et il faut bien avoir conscience de la gravité de la situation pour exercer notre action avec responsabilité.
Je vous remercie.