Intervention de Jean-Pascal Tricoire

Commission des affaires économiques — Réunion du 20 mai 2020 : 1ère réunion
« commerce international libre-échange mondialisation : quels enseignements tirer de la crise ? » — Table ronde

Jean-Pascal Tricoire, président-directeur général de Schneider Electric :

Merci, madame la présidente. Je suis très honoré de témoigner devant vous, en compagnie de Pascal Lamy, Jean-Pierre Raffarin et Jean-Hervé Lorenzi, avec qui nous avons bataillé de nombreuses fois sur les fronts internationaux pour défendre les intérêts et l'image de la France.

Je ne suis ni économiste ni politique. Mon regard est celui d'un industriel qui est au coeur des sujets mondiaux que vous avez abordés aujourd'hui.

Quelques mots sur Schneider Electric, l'une des sociétés françaises qui a su relever les défis de la mondialisation et de la digitalisation pour se transformer complètement et se développer. Nous avons triplé notre taille dans les quinze dernières années pour constituer aujourd'hui une société qui réalise à peu près 27 milliards d'euros de chiffre d'affaires, emploie 140 000 personnes au niveau mondial et représente 6 % du chiffre du groupe. Nous employons 17 000 personnes en France, soit 12 % des employés mondiaux.

Nous nous sommes imposés comme le leader mondial des solutions digitales pour le développement durable. Notre premier marché, ce sont les États-Unis, le deuxième, c'est la Chine. Notre première région est l'Asie-Pacifique, la deuxième l'Amérique du Nord, enfin l'Europe.

Nous sommes un exemple d'une société française qui a considéré la mondialisation à la fois comme un challenge, mais aussi comme une opportunité. Je ne pense pas que la mondialisation disparaisse, chacun voulant le meilleur. Tous les enfants rêvent de posséder une console d'origine japonaise, un téléphone d'origine américaine, etc. Ce n'est pas très différent de la démarche qui a contribué au développement de la Route de la soie, il y a très longtemps, et conduisait les Européens à aller chercher des épices à l'autre bout du monde.

Nous sommes toutefois aujourd'hui dans une globalisation tournée vers un mouvement de multirégionalisation ou de multilocalisation. Ce n'est pas un mouvement nouveau. Cela a commencé par des tensions commerciales croissantes et une véritable division digitale. Personne n'en parle, mais le monde digital chinois n'a rien à voir avec le monde digital américain, et cela a des conséquences stratégiques, technologiques, économiques probablement plus importantes que les tarifs douaniers qu'on voit fleurir autour du monde.

La pandémie de Covid-19 n'a été qu'un catalyseur d'accélération politique pour créer des dissensions entre les diverses régions. Tout cela va probablement nous conduire vers un système qui sera de plus en plus multirégional. C'est ce vers quoi notre société a toujours tendu. Nous n'avons jamais cru à un système complètement globalisé, non pour des raisons de tarifs ou de coûts, mais tout simplement parce que nous croyons que la compétitivité d'une société réside d'abord sur sa capacité à coller au terrain et à répondre au plus vite aux demandes. Tout cela n'est pas possible si les chaînes logistiques et industrielles sont trop longues.

Notre mission est de concevoir des solutions digitales pour le développement durable. Or on ne peut être performant dans ce domaine et réduire son empreinte carbone si l'empreinte logistique est trop longue.

Enfin, une entreprise repose avant tout sur les talents et la motivation de ses collaborateurs. Plus on a une vision locale de ce qui se passe, plus on peut être rapide, donner du sens à ce que l'on fait, et plus l'entreprise est compétitive.

Chez Schneider Electric, nous avons depuis toujours structuré des chaînes logistiques multirégionales. L'Europe pense aujourd'hui à se refermer sur ses frontières et à se protéger. Plusieurs choses sont à intégrer.

En premier lieu, l'Europe est une zone exportatrice. Si on ferme les frontières pour se protéger, la réciproque sera vraie et nos services ne trouveront plus de marchés extérieurs. Nous sommes aujourd'hui exportateurs et risquons de nous appauvrir plutôt que de nous s'enrichir, il ne faut jamais l'oublier.

En deuxième lieu, il faut comprendre que l'Europe est aujourd'hui dépendante. Je travaille dans le digital : l'Europe est une colonie digitale du reste du monde, et particulièrement des États-Unis ! C'est vrai à tous les niveaux - semi-conducteurs, réseaux de télécommunications, sites Internet. Il faut donc bien réfléchir avant de penser à s'isoler et à ce dont on va se priver potentiellement dans le futur.

Troisième élément : on peut effectivement relocaliser ou localiser plus d'activités en Europe, mais on ne trouve pas toujours des personnes qui veulent travailler dans les usines, parce qu'on les a formées à autre chose. Il faut aussi réaliser que faire fonctionner une usine en Europe et en France présente des coûts et une complexité très supérieure à ce qu'on trouve ailleurs. La compétitivité industrielle ne passera qu'au travers d'une digitalisation ou d'une automation très forte de notre appareil de production.

Enfin, je vis chaque jour des débats entre Américains et Chinois, mais l'Europe est aux abonnés absents. Tout le monde veut parler de sa propre voix. Il est absolument essentiel, pour exister dans le futur, que l'Europe se dote d'une voix beaucoup plus forte et unique.

Cela signifie que l'Europe du Sud et celle du Nord doivent faire des compromis. Ce qui me terrifie dans la pandémie de Covid-19, c'est la division culturelle que l'on a constatée entre les deux, l'Europe du Sud s'arrêtant presque immédiatement, l'Europe du Nord faisant le choix de continuer à fonctionner et d'établir un équilibre permanent entre la santé et l'économie. Tout cela laissera forcément des traces.

La crise liée à la pandémie de Covid-19 a montré le caractère absolument essentiel du digital. Il y a six mois, nous n'aurions pas imaginé le débat que l'on a aujourd'hui en vidéoconférence, et peut-être ne nous serions-nous jamais rencontrés.

Toutes les entreprises ont réalisé une avancée rapide dans le digital, qu'on n'avait jamais vécue. Je pense qu'on ne reviendra jamais complètement en arrière. Nous avons tenu, il y a trois semaines, notre première assemblée générale en digital. D'habitude, seuls venaient à nos assemblées générales les Parisiens de l'Ouest. Tout le monde a été placé sur un pied d'égalité, même en province. Cela ouvre des tas de portes en termes d'empreinte carbone, de sécurité sanitaire, d'équité de représentation.

Le digital suscite un engouement chez nos clients, car il a été et demeure le seul moyen de continuer à faire tourner des applications extrêmement critiques, comme les systèmes électriques des hôpitaux, particulièrement les systèmes de soins intensifs, les centres de données informatiques - qu'on sature à chaque fois que l'on fait une réunion sur Zoom comme aujourd'hui -, les chaînes de froid pour la pharmacie ou la nourriture. Ceux qui n'étaient pas connectés n'ont pas su ce qui se passait. Certaines pannes phénoménales ont eu lieu, et les personnes connectées ont pu anticiper, réparer ou assister à distance des opérateurs sur le terrain. On a ainsi pu réagir de façon rapide aux problèmes qui se sont posés.

Les Européens sont plutôt en bonne position dans ce domaine : nous avons assez largement perdu le premier épisode de l'Internet des personnes, mais le deuxième épisode de l'internet des objets, qui connecte les villes, les bâtiments et les usines, sert le leadership de sociétés européennes comme Schneider Electric ou Siemens, qui constituent les deux grands acteurs mondiaux de la digitalisation des objets et de l'environnement.

Thierry Breton a plaidé en faveur de la souveraineté des données industrielles, car c'est là une opportunité de garder ou de reprendre l'avantage.

Je pense que cette crise remet l'accent sur le besoin de développement durable et le besoin de sens. L'épidémie, les problèmes d'émissions de carbone et de changement climatique sont en fait les « collatéraux » d'une urbanisation à marche forcée.

Face au sentiment qu'une vengeance quasi divine s'abat sur nous, la plupart des sociétés, des États ou des villes accélèrent le développement durable en sortie de crise. Il est d'ailleurs à ce titre instructif de voir que les tentatives de la Chine pour réactiver l'économie sont complètement dédiées à ce que la Chine appelle la « nouvelle infrastructure », c'est-à-dire l'infrastructure connectée, les villes intelligentes, les bâtiments intelligents, les infrastructures intelligentes et, bien entendu, l'industrie du futur.

Dernier point : nous possédons 200 usines autour du monde, 300 centres de logistique, des milliers de clients dont le système électrique constitue la ligne de survie pour faire fonctionner les hôpitaux, les chaînes d'alimentation, etc. Dans les cent pays où nous opérons, plus la résolution de la crise a été réalisée au niveau local, mieux on a su réagir rapidement et rebondir, en laissant les acteurs locaux, les collaborateurs, les mairies, la direction locale de nos sites trouver des solutions par eux-mêmes, dans un cadre assez large et de façon responsable.

Tout cela est d'autant plus facile que l'environnement n'est pas trop complexe en termes de régulation et d'acteurs. Cette crise nous enseigne que la France doit réaliser des progrès collectifs. Notre pays est l'un de ceux qui ont subi le plus fort arrêt en Europe ainsi qu'au niveau mondial. La capacité à redémarrer me préoccupe personnellement beaucoup. La période très difficile que nous vivons aujourd'hui nous rappelle cruellement nos besoins en matière locale et en simplicité. Plus les sociétés sont inclusives, plus le rebond est facile.

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