Intervention de Pascal Lamy

Commission des affaires économiques — Réunion du 20 mai 2020 : 1ère réunion
« commerce international libre-échange mondialisation : quels enseignements tirer de la crise ? » — Table ronde

Pascal Lamy, ancien directeur de l'Organisation mondiale du commerce :

Tout d'abord, je ne commenterai pas la démission de mon successeur. Je m'en tiens à ce que mes pérégrinations politiques m'ont appris : on succède toujours à des incapables et on est remplacés par des ingrats.

Concernant l'avenir de l'OMC, je pense qu'on ne peut se passer d'une organisation globale qui régule autant que possible les conditions de la concurrence commerciale. Je pense qu'un régime d'échanges ouverts est préférable à un régime d'échanges fermés. C'est d'ailleurs ce que l'histoire des cinquante dernières années a montré. Pour les pays qui veulent se développer, l'ouverture des échanges est la bonne solution. Il reste que, dans un certain nombre de cas, elle présente des limites.

C'est pourquoi je n'ai jamais employé en public une seule fois depuis trente ans le mot de « libre-échangisme ». Je ne crois pas au libre-échange. C'est une notion abstraite, un concept très intéressant pour les débats académiques, mais la réalité est que l'ouverture des échanges n'existe que dans le but d'augmenter le bien-être des populations de la planète.

Nous avons donc besoin d'un régulateur global. Ce n'est pas toujours simple, surtout lorsque M. Trump considère que l'OMC a été la pire catastrophe qui a frappé les États-Unis depuis trente ou quarante ans. C'est évidemment une ineptie complète. Il n'empêche qu'il est président des États-Unis, et que ceci a eu un certain nombre de conséquences, même s'il n'a pas tout à fait tort quand il dit que les règles de l'OMC ne contraignent pas suffisamment certaines pratiques chinoises.

Nous avons besoin de l'OMC mais les choses vont être compliquées. On va passer par une phase de court terme difficile, dans laquelle il faut d'abord éviter des restrictions supplémentaires aux échanges notamment, dans les mois qui viennent, concernant l'alimentation.

Dans un certain nombre d'endroits, les restrictions au commerce alimentaire vont faire plus de victimes que la pandémie de Covid-19. Il y a là un enjeu de très court terme sur lequel l'OMC devrait à mon avis se mobiliser bien davantage. Il n'est pas sûr que la démission du directeur général place l'OMC dans de bonnes conditions, même si je pense que ses membres vont le remplacer plus vite que d'habitude.

À moyen terme, il va falloir éponger les distorsions que la crise aura introduites dans l'échange international. À long terme, il va falloir revenir sur la réforme du code des règles de l'OMC, notamment en matière d'aides d'État et d'environnement - mais ce n'est pas juste après la crise qu'on va pouvoir le faire correctement.

Ceci me permet de répondre à la question sur l'ajustement carbone à la frontière. Je sais que le Sénat y a beaucoup travaillé, comme d'habitude de manière plutôt professionnelle par rapport à d'autres sur ce sujet. C'est pour moi la marque de fabrique du Sénat d'entrer davantage dans les détails et de produire un travail d'études et un travail législatif de très bonne qualité.

Je suis désormais favorable à un dispositif de ce genre en Europe, non pas tellement pour des raisons de compétitivité internationale - encore que la question mérite d'être posée -, mais surtout pour des raisons de fuites de carbone. Si l'on fait monter le prix du carbone comme il convient en Europe, il faut le faire par un mécanisme de permis et de marchés d'émissions pour lequel un prix plancher du carbone est nécessaire, ce que Jean-Pascal Tricoire n'apprécie pas beaucoup. Je me félicite, de ce point de vue, que l'accord franco-allemand de lundi l'ait évoqué.

Il faut donc compléter ceci par un mécanisme d'ajustement carbone à la frontière. Rendez-vous le 3 juin prochain à l'Institut Jacques Delors à Bruxelles, qui va présenter une enquête complète sur un tel dispositif européen sur le carbone, comme il l'a fait pour le plan de relance. Je suis très reconnaissant à Jean-Hervé Lorenzi d'avoir mentionné ce travail, qui nous a occupés pendant quelques semaines. C'est le rôle des think-tanks de faire des propositions.

Cela fait partie d'une série de travaux que l'Institut Jacques Delors a entamés sur le verdissement de la politique commerciale de l'Union européenne. Il fait partie des deux volets commerciaux auxquels on doit s'intéresser dans les temps qui viennent en matière de politique commerciale de l'Union européenne pour la durcir et la verdir. Dans les deux cas, nous avons des idées assez classiques et assez nettes.

Monsieur Menonville, la régionalisation de l'économie mondiale, dont Jean-Pascal Tricoire a fait mention, comporte un pôle européen, un pôle américain et un pôle asiatique. J'ai cependant un doute, car en tant qu'Européen, je m'intéresse beaucoup à l'Afrique. Si on concentre les systèmes de production dans des chaînes asiatiques, européennes et américaines, que fera l'Afrique dans les vingt ou trente ans à venir ? Elle ne sera sans doute pas capable de se transformer elle-même en pôle de production. J'émets donc plusieurs réserves au regard de cette notion de régionalisation.

Compte tenu de la rivalité sino-américaine, je ne suis pas sûr qu'un pôle américain - qui aura d'ailleurs beaucoup de mal à englober l'Amérique latine pour des raisons politiques évidentes - et un pôle asiatique autour de la Chine soient réalisables.

Beaucoup de pays asiatiques, à commencer par le Japon, la Corée, qui ne sont pas quantités négligeables, n'ont pas très envie d'appartenir à un pôle dont le leader serait la Chine pour les décennies à venir.

Enfin, monsieur Châtillon, je vois bien les avantages respectifs d'une Europe plus petite, donc plus mobile et d'une Europe plus grande, donc plus lourde. Ce qui compte, c'est le poids et la masse. Ce qui fait la puissance potentielle de l'Europe et son poids dans le monde, c'est la taille de son marché intérieur.

C'est la base de notre puissance Pour l'instant, nous n'en avons pas d'autre et il faut donc la développer. C'est une des raisons pour lesquelles la fabrication de ce plan de relance en matière de transition écologique, de digital et d'innovation est aussi importante. C'est l'occasion pour l'Europe de reprendre un leadership qu'elle a perdu dans un certain nombre de domaines. Sans doute la vie à vingt-sept est-elle compliquée mais, dans le monde tel que l'a décrit Jean-Pierre Raffarin, nous devons absolument augmenter notre poids et notre masse. Cela passe par le marché intérieur et par un dispositif d'intégration économique qui doit s'accélérer à l'occasion de cette crise.

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