Intervention de Isabelle Falque-Pierrotin

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 3 juin 2020 à 11h20
Audition de Mme Isabelle Falque-pierrotin candidate aux fonctions de présidente de l'autorité nationale des jeux anj

Isabelle Falque-Pierrotin, candidate proposée par le Président de la République aux fonctions de présidente de l'Autorité nationale des jeux :

Je vous remercie de m'entendre dans le cadre de ma candidature à la présidence de l'ANJ. Je me présente à ce poste avec humilité, mais aussi avec détermination.

Avec humilité, parce que l'histoire de l'ANJ ne commence pas aujourd'hui. Elle a débuté avec la loi du 12 mai 2010 relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne, qui a créé l'Autorité de régulation des jeux en ligne (Arjel), et s'est poursuivie au travers des modifications législatives successives, des rapports parlementaires et des rapports d'autorités de contrôle. Je suis consciente de cet héritage, de ce qu'il implique en termes de connaissance partagée et d'effort collectif. Progressivement, s'est imposée l'idée d'une autorité administrative indépendante unique. Les parlementaires que vous êtes ont joué un rôle déterminant dans cette construction, tout comme mon prédécesseur, Charles Coppolani, et son équipe, auxquels je voudrais rendre hommage.

Avec détermination, car la tâche est passionnante. Il s'agit d'encadrer, via l'ANJ, une pratique qui intéresse près d'un Français sur deux - avec de plus en plus de jeunes -, un marché concurrentiel qui a fait face, avec la crise du Covid-19, à un coup de frein brutal. Les enjeux concernent l'emploi, les filières, le rayonnement français et, évidemment, les finances publiques. L'ANJ est vraiment au coeur d'une régulation stratégique.

Quels éléments puis-je avancer à l'appui de ma candidature ?

Depuis ma sortie de l'École nationale d'administration, mes activités se sont déroulées à la confluence du secteur public et du secteur privé. J'ai toujours pensé qu'il fallait rapprocher ces deux univers afin, pour le public, d'adapter ses méthodes et, pour le privé, de construire un développement plus durable.

J'ai commencé par travailler au Conseil d'État, où j'ai appris le droit et la rigueur, puis au sein d'une entreprise informatique, Bull, pour découvrir pendant trois ans la richesse de l'univers technologique et ses outils, et passé une année à l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sur les enjeux numériques. J'ai dirigé pendant dix ans le Forum des droits sur l'internet, organisme de corégulation qui m'a donné l'expérience de la coconstruction de normes entre le public et le privé et fait découvrir la richesse du tissu associatif. Enfin, j'ai assuré la présidence de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) pendant huit ans, en assurant la présidence du G29 - le groupe des CNIL européennes - pendant quatre ans et du réseau mondial pendant 18 mois.

De ces expériences, j'ai tiré trois compétences qui pourraient être utiles à l'ANJ.

D'abord, une compétence de régulateur. Réguler est un métier délicat, voire difficile, de recherche permanente d'équilibre entre des intérêts publics et privés, parfois divergents. Je l'entends comme un métier de dialogue, d'abord avec les acteurs économiques pour ajuster les demandes de l'ANJ aux réalités du terrain, afin de coproduire des outils de conformité adaptés aux besoins et d'apporter de la sécurité juridique aux opérateurs. C'est une dimension à laquelle j'ai été très attachée à la CNIL et qui a conduit à mettre au point des outils nouveaux de régulation, ce que nous avons appelé les « packs de conformité » ou de recourir à des consultations avec les parties prenantes, par exemple autour des lignes directrices du règlement général sur la protection des données (RGPD).

Le dialogue se fait aussi avec les joueurs, car ils ont une certaine science du marché - leur vigilance est la première strate de régulation -, et avec les autres régulateurs. Je crois beaucoup à l'interrégulation, afin de présenter aux acteurs régulés un front public uni et cohérent. Dans le cas de l'ANJ, cette dimension me paraît très importante, car la culture du secteur est celle d'une présence forte de l'État. Demain, aux côtés de l'ANJ, cinq ministères au moins resteront partiellement compétents : l'intérieur, l'agriculture, le sport, le budget et la santé. Il faudra coopérer avec eux, et mettre progressivement en place un cadre de travail commun.

Le dialogue se fait enfin avec vous, parlementaires, dans votre mission de contrôle d'une autorité administrative indépendante, mais aussi - je l'espère - dans la veille et la coopération dynamique pour anticiper les questions nouvelles. Le secteur des jeux ne m'apparaît en effet pas totalement stabilisé. Aussi, si vous acceptez ma candidature, je serais très honorée de venir vous rendre compte régulièrement. Je suis sûre que nous aurons, au-delà des textes actuels, de nouveaux sujets de discussion.

En définitive, la régulation n'est pour moi ni une science abstraite ni un règne solitaire. C'est une pratique de terrain qui vise à construire un réseau d'alliés, chacun dans son rôle, à bâtir un écosystème de régulation, y compris à l'international, pour animer, de façon souple et ferme, un secteur. Concrètement, il s'agit de faire respecter les principes de la loi, mais aussi d'apporter du service, de la valeur ajoutée, aux acteurs régulés et davantage de protection aux joueurs.

Au-delà de cette compétence de régulateur, je pense pouvoir me servir de mon travail sur les questions éthiques. Au Conseil d'État, j'ai travaillé sur la révision des lois bioéthiques. J'ai approfondi ces sujets à la CNIL, et je préside aujourd'hui le comité éthique de Parcoursup. À l'ANJ, ces questions auront toute leur importance. Comment concilier liberté des joueurs et protection ? Faut-il identifier tous les joueurs au nom de la lutte contre l'addiction ou le blanchiment ? Comment responsabiliser les parents ou les éducateurs ? On le voit, l'éthique va au-delà du droit : elle permet de réaffirmer un modèle de société. L'ANJ devra apprécier celui-ci dans un contexte de forte évolution des usages. Elle devra démontrer, face à une concurrence internationale qui se renforce, que le modèle éthique français régulé est attractif et robuste, et non antagoniste avec un développement du marché.

Enfin, je pense pouvoir apporter à l'ANJ ma capacité d'animation d'équipe, acquise grâce à la collégialité du Conseil d'État et aux années de concertation au sein du Forum des droits sur l'internet. Je crois à la force du collectif, au leadership alimenté par une équipe solide. Ma première fierté à la CNIL a été de bâtir cette équipe autour d'une vision partagée. J'aimerais renouveler l'expérience à l'ANJ. Pour avoir découvert à l'Arjel, pendant la mission de préfiguration, des personnels compétents et investis, je suis confiante dans leur capacité à s'inscrire dans un nouveau projet. Je souhaite aussi animer le collège, les commissions consultatives permanentes. Ces formations originales apportent une diversité de compétences et de tempéraments. Elles sont essentielles pour assurer l'indépendance et la justesse des prises de position de l'ANJ.

Si je suis nommée, quels seront mes chantiers prioritaires ?

D'abord, bien sûr, réussir la transition entre l'Arjel et l'ANJ. Celle-ci, même si elle s'inscrit dans la continuité de l'Arjel, n'est pas une Arjel élargie. C'est un projet nouveau qui nécessite de changer d'échelle et de repenser la régulation. Ce changement est en cours depuis plusieurs mois au sein de l'Arjel. Différents chantiers - juridique, informatique, site internet, etc. - ont été lancés grâce à la mobilisation des équipes de l'Arjel que je remercie ; ils sont presque tous terminés.

J'ai par ailleurs constitué une équipe de préfiguration qui a vocation, si je suis nommée, à prendre en charge la nouvelle institution. Je suis convaincue que nous devons aller vite pour asseoir la crédibilité de la nouvelle autorité, laquelle est attendue depuis le 1er janvier 2020. Nous devrons en priorité expliquer ce nouveau cadre qui apparaît complexe aux acteurs avec une multitude de textes et de normes de différents niveaux.

Pour autant, nous devons être prudents, car la matière et le contexte sont difficiles. Nous devons en effet apprivoiser nos nouveaux pouvoirs, notamment vis-à-vis des monopoles. Par ailleurs, la crise du Covid-19 a fortement secoué les joueurs et les opérateurs. Pour les opérateurs en ligne, le produit brut des jeux (PBJ) a chuté de 24 %.

Une fois l'ANJ installée, je mettrai la protection des joueurs au coeur de son action. Dans un marché en croissance de 7 % en 2019 par rapport à 2018, face à l'engouement des paris sportifs et du poker chez les jeunes et dans un contexte de rapprochement du jeu d'argent avec le jeu vidéo, les questions de santé des joueurs et de prévention des jeux des mineurs m'apparaissent en effet centrales. Nous attendons la nouvelle enquête de l'Observatoire des jeux (ODJ) au titre de l'année 2019, mais les chiffres de 2014 étaient déjà préoccupants : 1,2 million de joueurs problématiques en France, qui représentent près de 40 % des dépenses totales des jeux.

Face à des opinions publiques qui se mobilisent dans de nombreux pays, j'aurai en tête d'intervenir le plus en amont possible dans le respect du joueur et avec sa collaboration. Deux nouveaux leviers me sont particulièrement intéressants. Le premier est la publicité. Ma conviction est que cet outil est stratégique, car s'y joue l'imaginaire du jeu auprès du grand public. Sur ce point, le dialogue avec les opérateurs doit primer, afin de leur faire comprendre que l'encadrement est dans leur intérêt : l'intérêt de leur marché et de la confiance des joueurs. L'autre levier est la refonte du fichier des interdits de jeu. À l'occasion du transfert de la gestion de ce fichier du ministère de l'intérieur à l'ANJ, il est possible de rénover le parcours d'inscription du joueur et de lui proposer un véritable service, moins culpabilisant que le dispositif actuel.

Ma seconde priorité sera de pratiquer une régulation qui marche sur ses deux jambes : faire respecter la loi, ce qui implique une fonction de contrôle crédible et adaptée, mais aussi accompagner les opérateurs et faciliter un équilibre économique durable de ce marché qui fait face à de profondes mutations. Un régulateur ne peut pas être simplement un gendarme. Il doit bien sûr avoir une fonction de contrôle crédible. Si nécessaire, je n'hésiterai pas à ouvrir des procédures de sanction, de façon proportionnée. Nous pouvons aussi renforcer notre lutte contre les sites illégaux, si besoin en lançant le débat sur le blocage administratif. Mais la sanction est avant tout une arme dissuasive à mes yeux ; elle ne peut pas constituer un outil de régulation au quotidien. Pour cela, il faut développer la conformité des opérateurs.

L'ANJ doit donc être à l'écoute des besoins des opérateurs, les aider à respecter leurs nouvelles obligations tout en accompagnant l'innovation. C'est en offrant un marché légal sain et dynamique que l'offre illégale sera aussi contenue. De ce point de vue, la nécessité de veiller au développement équilibré et équitable des différents types de jeu constitue sans nul doute l'une des missions les plus délicates de l'ANJ, nécessitant d'avoir une vue précise et prospective de tous les segments du marché.

Voilà les éléments que je peux apporter à l'appui de ma candidature. La tâche de l'ANJ est grande. Sur la base d'un cadre juridique favorable, il lui appartient maintenant de définir concrètement ses axes et ses modalités de travail. Si vous me faites l'honneur d'accueillir favorablement ma candidature, mon objectif sera celui d'une construction résolue et audacieuse, avec le souci constant de protéger les joueurs.

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