Intervention de Antoine Lefèvre

Réunion du 2 juin 2020 à 14h30
Procurations électorales — Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Photo de Antoine LefèvreAntoine Lefèvre :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, célébrant le rituel républicain du vote, Victor Hugo écrivait en 1850 : « Il y a dans l’année un jour où le plus imperceptible citoyen participe à la vie immense du pays tout entier, […] où le plus faible sent en lui la grandeur de la souveraineté nationale, où le plus humble sent en lui l’âme de la patrie ! »

Les jours d’élection demeurent le moment le plus emblématique de l’exercice de la citoyenneté. Ils s’accompagnent, au sein des bureaux de vote, d’un rituel formalisé, associé au matériel, familier à l’électeur : les bulletins, l’isoloir et l’urne transparente.

Plusieurs dispositions de la partie législative du code électoral ont constitué lors de leur adoption de véritables innovations. Elles tendaient à garantir la confiance que les citoyens placent dans les opérations électorales, condition de la légitimité des résultats du scrutin.

La Constitution elle-même veille sur ce pacte républicain. Le juge de l’élection s’assure de l’égalité des citoyens, du secret du vote et de la sincérité du scrutin. Lorsque la législation électorale est modifiée, le juge constitutionnel contrôle sa conformité à ces mêmes principes.

Le principe de secret du vote exige que l’électeur émette son suffrage hors de tout regard extérieur, condition de sa liberté. La suppression du vote par correspondance en 1975 et l’installation de machines à voter, d’abord mécaniques, puis électroniques, ou encore les essais de vote par internet ont élargi les possibilités, mais avec beaucoup de réserves.

Le rétablissement du vote par correspondance, objet d’un amendement déposé par le président Bruno Retailleau et largement cosigné, n’est-il pas en nouvelle odeur de sainteté ? En effet, le ministre de l’intérieur a affirmé que « l’objectif du Gouvernement [était] de faire “en sorte qu’un maximum de Français puissent voter”, dans “un cadre légal ou dans un cadre réglementaire qui peut évoluer d’ici au jour de l’élection” », laissant donc au Parlement la main, ainsi que la responsabilité des éventuelles difficultés de mise en place, inhérentes à des délais si brefs.

En 2014, j’ai présenté devant la commission des lois un rapport d’information sur le vote électronique. Cette modalité de vote est fortement réclamée, notamment, par un participant majeur de l’actuelle majorité, François Bayrou, au prétexte qu’elle est utilisée par telle ou telle association : « L’espèce de blocage de la France sur le vote numérique par internet me paraît une absurdité. »

Devant une telle insistance, ce texte me donne l’occasion de remettre les pendules à l’heure. Si les présentes élections revêtent une particularité sanitaire qui ne doit cependant pas empêcher la volonté et la possibilité de chacun de voter, il n’est pas possible de s’avancer sur le vote électronique sans en connaître les dangers.

Pour être précis, il existe deux formes de vote électronique : par des machines à voter et par internet. Je n’évoquerai que ce dernier, puisque c’est celui-ci qui pose problème.

Soucieux de dresser un état des lieux précis de son usage, nous avions pour l’élaboration de ce rapport d’information rencontré des spécialistes – informaticiens et juristes – et des usagers, et étudié les expériences étrangères. Ce document en exposait les mérites et les risques. Nous nous étions alors prononcés pour le maintien de la situation actuelle : poursuite du vote par internet seulement pour les Français établis à l’étranger, à l’occasion des élections législatives.

En effet, en matière de vote à distance, la sécurité est d’autant plus délicate à garantir que la puissance publique n’a aucune prise ou aucun moyen de contrôle sur le terminal qui sert à l’électeur pour voter. Celui-ci choisit librement le terminal de vote, le plus souvent un ordinateur personnel.

Or, comme le rappelle l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi), les moyens pour parer à tous les risques informatiques sont hors de prix pour un simple particulier. Ce risque est d’autant plus fort que, selon les électeurs, les terminaux varient, de même que les logiciels et les navigateurs.

En matière de secret, l’absence d’un cadre formel comme le passage dans l’isoloir n’assure pas les conditions garantissant le caractère non public du vote. L’électeur peut voter devant son ordinateur sous le regard, donc sous la pression plus ou moins forte d’un tiers. Tel le cas des personnes frappées d’illectronisme, soit par l’âge, soit par manque de formation.

On m’a rapporté, je m’en souviens, des cas de fêtes dont l’objet était de réunir, autour d’un moment de convivialité, des électeurs pour voter par internet. Ce type de vote soulève bien des difficultés : des habituels problèmes techniques aux enjeux sociaux de la fracture numérique.

Certes, depuis ce rapport d’information, les techniques ont fortement évolué, celles du hacking aussi, en corolaire, quand elles ne se sont pas développées. Il n’est qu’à voir les élections américaines de la fin de l’année 2016 et la suspicion à l’égard de la Russie, accusée d’avoir mené des attaques et des interférences au cours de la campagne qui a précédé ce résultat.

Cette situation a amené le ministère de l’intérieur à exclure, au mois de mars 2017, le recours au vote électronique pour les citoyens français de l’étranger pour l’élection présidentielle française des mois d’avril et de mai 2017, ainsi que pour les élections législatives qui suivaient.

En effet, si, pour certains, « voter de chez soi, sans prendre de risque, […] augmenterait la participation », il est à craindre que cela n’accroisse, à due concurrence, si je puis dire, le risque d’attaque informatique. La pratique est intrinsèquement risquée tant sur le plan de l’identification de l’électeur que sur les recomptages a posteriori.

Enfin, selon le spécialiste du droit électoral Romain Rambaud, « on ne peut mettre en place » le vote électronique « un mois seulement avant le scrutin, en raison du principe de stabilité du droit électoral ».

Pour ce scrutin municipal de second tour, il n’est évidemment pas possible, comme certains l’ont réclamé haut et fort, de déployer un système sécurisé, facile d’utilisation et résilient, déjà perfectible pour un scrutin national. C’est inenvisageable pour près de 5 000 communes et 16, 5 millions d’électeurs.

Malgré le temps réduit qui restera au Gouvernement pour organiser ce que le président de la commission a justement nommé le « service public des procurations », cette proposition de loi, outre qu’elle est simple et peut être largement acceptée, paraît juste et nécessaire. C’est pourquoi je la voterai.

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