Intervention de Luc Frémiot

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 28 mai 2020 : 1ère réunion
Audition de M. Luc Frémiot magistrat honoraire ancien procureur de la république de douai

Luc Frémiot, magistrat honoraire, ancien procureur de la République de Douai :

Je suis très sensible à votre invitation de ce jour, reflet de la confiance que vous voulez bien m'accorder ce dont je suis très honoré.

Je suis avec attention l'évolution récente en matière de lutte contre les violences notamment pendant la période extrêmement troublée liée au confinement, mais souhaite revenir sur le contexte de l'évolution des lois, du climat social et aussi de l'interprétation que peuvent en faire certains commentateurs. Je crains que nous vivions désormais dans une période où les mots ne veulent plus dire grand-chose, certains s'enivrant d'un discours ne correspondant pas à la réalité, ce qui les conduit à des constats faux générant des applications qui le seront également.

Je voudrais revenir sur la formule « libération de la parole » maintes fois utilisée, notamment sur les réseaux sociaux, en lien avec les mouvements #Metoo ou #balancetonporc.

L'émergence de ce type de communication est la preuve que la « libération de la parole » n'existe pas encore en France, ces mouvements étant les conséquences de la carence, de la passivité, parfois de l'incompétence et de l'indifférence des institutions, notamment de certains personnels des services de police et de gendarmerie, mais aussi de certains magistrats enclavés dans des conceptions qui ne correspondent pas à la réalité des choses.

La parole des femmes ne sera vraiment libérée que lorsqu'une femme pourra vraiment se rendre en confiance dans un commissariat de police, qu'elle y sera reçue dignement par une personne formée, qu'elle pourra y formaliser sa plainte sans être aiguillée vers une main courante, et que cette femme pourra effectuer ces démarches parce que la société la protège et que le parquet et les procureurs de la République donneront à sa plainte une vraie réponse. On ne peut en effet se contenter de demi-mesures. C'est pourtant une tendance assez générale dans nos institutions, qui usent parfois de formules « chocs » mais bien souvent creuses au fond.

Les réseaux sociaux ont permis aux femmes de s'exprimer. Ils ont encouragé aussi une mobilisation de l'opinion publique. C'est positif, mais cela ne peut remplacer la prise en charge judiciaire d'une victime et des procédures menées, comme il convient, dans le respect du contradictoire ; à défaut, la victime peut se retrouver traînée par son agresseur devant le tribunal correctionnel pour dénonciation calomnieuse : il faut donc être très vigilant sur ce point, comme une affaire récente nous l'a rappelé.

Paradoxalement, le confinement que nous venons tous de subir a permis à l'opinion de mieux appréhender le vécu de toutes ces femmes enfermées à longueur de journée avec un agresseur physique ou sexuel. L'opinion s'en est émue, mais elle ne voit que d'un oeil. La réalité, c'est que le confinement est la triste situation de femmes qui vivent dans la camisole de force de l'emprise psychologique, qui les empêche d'accéder à des institutions, entrave leur liberté et les maintient sous le joug quotidien d'un agresseur.

Ce constat de la permanence de leur confinement concerne la plupart des victimes de violences. Alors que j'étais procureur à Douai, j'avais été invité à intervenir à une conférence par la présidente d'une association de femmes venant d'Afrique, et notamment du Maghreb. Je me souviendrai toujours de cette femme qui, baissant son voile, a fait apparaître un visage déformé par des fractures mal consolidées. « Je vous écoute, mais ce que vous dites ne me concerne pas », a-t-elle affirmé. « Mon mari et moi habitons au quinzième étage d'une tour. Il a calculé qu'il me fallait trois minutes pour descendre lorsque l'ascenseur fonctionne, six ou sept minutes quand je dois descendre à pied, tant de minutes pour aller au petit supermarché du coin, tant de minutes pour faire les courses, tant de minutes pour revenir. Quand je suis en retard d'une minute, je suis frappée. »

Voyez-vous, c'est cela, le confinement ! Tant que nous n'aurons pas pris conscience de cette réalité, il nous manquera la volonté de mener une politique criminelle qui soit efficace et sans concessions !

Je salue les récentes avancées législatives, dont la loi du 28 décembre 20192(*) qui a permis des avancées. On constate actuellement une certaine inflation de mesures et de propositions de loi qui traduit une prise de conscience au sein des institutions. Mais je pense que comme d'habitude, la volonté de mettre en exécution ces nouvelles dispositions va probablement manquer. Aujourd'hui, je ne perçois pas dans ce domaine une volonté affichée du ministère de la justice. Si l'on ne soumet pas à un contrôle extrêmement strict les agents qui auront à mettre en application ces nouvelles dispositions législatives, on n'avancera pas !

Pour mieux lutter contre ces violences, il faut développer le présentenciel : la pose d'un bracelet anti-rapprochement, dès la mise en garde à vue, est une excellente chose, de même que toutes les mesures à prendre pendant cette période qui sépare la décision du parquet d'engager des poursuites de l'audiencement d'une affaire et de son jugement.

Encore faut-il pour cela que la plainte puisse être déposée par la victime ! Or je reçois encore de nombreux messages de victimes et d'avocats comme Maître Isabelle Steyer, dont vous connaissez l'implication dans ce combat, qui font état de refus opposés aux dépôts de plaintes dans les gendarmeries ou commissariats ! Rien n'avancera tant qu'il n'y aura pas un véritable contrôle sur les forces de police et de gendarmerie et sur les magistrats, signe d'une réelle volonté d'agir des ministères de l'intérieur et de la justice.

J'ai signé avec Eva Darlan une pétition, au cours de l'été 2019, demandant une enquête de l'Inspection générale des services judiciaires sur les féminicides survenus en 2018 et 2019. La suite qui y a été donnée concerne les féminicides commis au cours des années 2016 et 2017, quand l'actuelle garde des sceaux n'était pas encore aux affaires. Ces analyses ont conforté à la fois le constat que je faisais et les solutions que je préconisais, mais je ne pensais pas que l'on en était arrivé à un tel point, s'agissant de l'absence de suites données à certaines plaintes. L'Inspection a aussi noté qu'un certificat médical pouvait être exigé par les forces de sécurité préalablement au dépôt d'une plainte, alors même que ce document n'est pas nécessaire à ce stade et peut être adressé ultérieurement.

Je me réjouis d'apprendre qu'une formation générale en matière d'accueil va être organisée auprès des forces de police et de gendarmerie, car c'est un élément déterminant du traitement des violences. On reste en effet dans le marécage des mains courantes : on bloque toujours sur ce sujet-là, ce qui est regrettable même si le dépôt de plainte n'est que le premier maillon de la chaîne judiciaire.

Il est vraiment indispensable que l'activité des procureurs de la République dans le domaine des violences soit très étroitement encadrée, que leur soit demandé tous les trimestres un état récapitulatif de ce qu'ils ont pu faire en la matière : nombre de plaintes et de mains courantes, suites qui y ont été données, par exemple l'éviction du domicile familial de l'auteur des violences. Sur ce point, la création de places d'hébergement pour les femmes ne traite que les conséquences, sans rien résoudre en réalité !

L'annonce du Premier ministre tendant à la création de centres destinés aux auteurs de violences dans chaque région est une avancée. Encore faut-il que ces établissements soient mis en place d'urgence, car les femmes sont en danger tant que leur agresseur demeure à leur domicile : il peut continuer à faire pression sur elles, ce qui dissuade beaucoup de ces femmes de porter plainte. De plus, même lorsqu'une femme est hébergée dans une structure d'accueil, elle reste terrifiée que son agresseur ne la retrouve.

Accueillir des auteurs de violences dans des centres dédiés permettrait à des psychologues et psychiatres spécialisés de leur faire prendre conscience des conditions de leur passage à l'acte. Ce travail sur les causes des violences donne de très bons résultats au Canada. Pour les violents pathologiques, dont le profil psychologique ne peut conduire qu'à l'emprisonnement, on constate un taux effrayant de récidive de 45 %, à comparer à celui de 6 à 8 % que l'on obtient en appliquant les outils que je préconise !

Certaines manières d'accommoder la loi dans notre pays ne sont pas acceptables. Je pense aux stages de responsabilisation des auteurs de violences, qui peuvent ne durer que deux jours. C'est de la malhonnêteté intellectuelle ! En effet, cette prise en charge nécessite plusieurs mois de suivi. Celui-ci devrait débuter dès que le parquet décide d'engager des poursuites, dans le contexte présentenciel, et se poursuivre ensuite par des mesures décidées par le juge d'application des peines après la comparution à l'audience. Que des magistrats prétendent effectuer un suivi des auteurs de violences sur la base de tels stages est un subterfuge qui justifie un contrôle étroit de leur activité, assorti s'il y a lieu de sanctions.

J'ai encore en mémoire le récit de la soeur d'une femme décédée sous les coups : après avoir porté plainte à de nombreuses reprises, cette victime a été reçue par le procureur qui lui a affirmé que le parquet n'était pas le « bureau des pleurs » des femmes victimes de violences... C'était là une faute lourde ! Croyez-vous que l'institution ait réagi ? Bien sûr que non !

S'agissant de votre question sur les cours criminelles, j'ai toujours été un ardent défenseur des cours d'assises, qui permettent un contact direct avec les citoyens dans le cas des affaires les plus graves. C'est d'ailleurs l'une des rares juridictions qui fonctionne vraiment bien, car les cours d'assises permettent un débat contradictoire et le réexamen total d'une affaire. Les difficultés d'audiencement et de coût justifient sans doute que certaines affaires soient traitées en cour criminelle, mais cela reste une question de dosage : il ne faudrait pas que les cours criminelles connaissent une inflation de leurs compétences.

Si la création de filières d'urgence permet de traiter plus rapidement les plaintes des victimes, il est important de les promouvoir. Je trouve toutefois inquiétant qu'il ait fallu attendre 2020 pour s'en apercevoir ! L'urgence à traiter la plainte d'une femme victime de violences devrait en effet être une évidence pour tout parquet. La création de procureurs référents en charge des victimes de violences, formés, veillant à rendre effective l'éviction du conjoint violent et travaillant en réseau avec les maires, les bailleurs sociaux, les unités de médecine légale et les psychologues qui prendront en charge ces auteurs, serait une bonne chose. Mais on peut craindre que, en fonction des juridictions, cette orientation soit en réalité une avancée factice.

En ce qui concerne les moyens, certes la justice est l'otage de la crise économique. Toutefois, une volonté sincère d'aboutir et un travail en réseau avec des municipalités peuvent, par-delà la question des moyens, permettre d'avancer. Si je me réfère à l'exemple de la création de centres d'hébergement pour les auteurs, le Home des Rosati d'Arras en témoigne. La maire d'Arras a été très investie dans ce projet. Marlène Schiappa, qui s'y est rendue à l'occasion du Grenelle, a reconnu l'importance de telles structures. J'en suis convaincu, les violences faites aux femmes ne doivent pas rester une fatalité ! C'est d'abord une question de volonté politique.

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