Je salue l'organisation de ce débat, qui porte sur un sujet extrêmement important. Pour le lancer, j'ai décidé de jouer le rôle du rabat-joie en évoquant plusieurs difficultés majeures.
Rappelons tout d'abord qu'il existe deux types de relocalisations.
Certaines sont stratégiques : l'État décide, en accord avec les entreprises, que certains produits doivent être fabriqués en France pour des motifs d'indépendance et de souveraineté. Pour celles-ci, la question de l'échelle reste en débat. Faut-il prendre en considération le périmètre national, le périmètre européen, voire un périmètre plus large encore ?
D'autres sont économiques : jugeant les chaînes de valeur mondiales trop fragiles, considérant qu'elles ne peuvent dépendre d'un seul sous-traitant dans un seul pays, les entreprises choisissent de diversifier les risques en produisant dans plusieurs zones leurs composants stratégiques. Dans ce cas, le retour à une régionalisation des chaînes de valeur peut s'effectuer sur une base régionale large, avec, dans notre cas, l'inclusion de l'Europe centrale et de l'Afrique du Nord.
Je vois, donc, plusieurs difficultés.
Premièrement, dans la désindustrialisation de la France, ce sont nos échanges avec le reste de l'Europe, et non avec les pays émergents, qui sont en cause. Certes, les volumes d'importations de produits manufacturés en provenance des pays émergents ont connu une hausse considérable, mais nos exportations vers eux se sont accrues en parallèle. Nous sommes donc face à un problème essentiellement intra-européen.
Deuxièmement, tous les travaux économiques que j'ai eus à connaître concluent que la perte d'emplois industriels est liée, à 80 % environ, au progrès technique et à un artefact statistique, lui-même dû à l'outsourcing de certains services, qui, autrefois, étaient intégrés à l'activité industrielle. La mondialisation ne concernerait que les 20 % restants.
Troisièmement, les coûts de production sont nettement plus élevés en France que dans les pays émergents. Les délocalisations vers ces pays ont réduit de 15 % à 20 % le prix des biens industriels produits dans notre pays.
Quatrièmement - c'est là, probablement, la difficulté la plus importante -, les délocalisations ont répondu à une logique économique. Ainsi, la France enregistre un très fort excédent extérieur pour les médicaments et les principes actifs vis-à-vis des pays émergents, notamment la Chine et l'Inde. Cet excédent n'a jamais cessé d'augmenter. Nous nous plaignons de devoir importer certains principes actifs basiques, comme le paracétamol ou les curares. Mais une relocalisation pour ces produits serait totalement illogique. Nous avons fait le choix de concentrer notre industrie sur les médicaments les plus complexes, à forte valeur ajoutée. Nous nous sommes spécialisés sur le haut de gamme, comme le préconisent nombre d'économistes. Revenir au bas de gamme n'aurait pas de sens. S'il a manqué de masques, c'est simplement qu'on n'en avait pas stocké !
Cinquièmement, le faible poids de l'industrie dans l'économie française est très largement dû à des difficultés spécifiques à notre pays. La première dont font part les entreprises industrielles est celle du recrutement et du manque de compétences industrielles - nous formons 2,5 fois moins d'ingénieurs en France qu'en Allemagne -, mais nous souffrons aussi d'un défaut de modernisation et de robotisation, les efforts dans ces domaines et la taille de l'industrie étant fortement corrélés.
Nos problèmes industriels sont donc largement dus à des défaillances internes. Dans ce dossier très complexe, il ne faut, à mon sens, ni tomber dans le piège consistant à attribuer la trop faible taille de notre industrie aux délocalisations vers les pays émergents, ni opter pour une stratégie de redescente de gamme.