Intervention de Nicolas Bouzou

Commission des affaires économiques — Réunion du 13 mai 2020 : 1ère réunion
Table ronde sur le thème : « déglobalisation et relocalisation : quelles leçons tirer de la crise ? » autour de mm. patrick artus chef économiste de natixis nicolas bouzou directeur du cabinet de conseil asterès florent menegaux président de michelin et arnaud montebourg ancien ministre et entrepreneur en téléconférence

Nicolas Bouzou, directeur du cabinet de conseil Asterès :

J'entamerai mon propos par une remarque de terminologie. Le sujet est non pas la mondialisation en tant que telle - un phénomène culturel, civilisationnel, débuté voilà au moins 2 000 ans et interrompu à plusieurs reprises par des guerres ou des vagues protectionnistes -, mais le traitement de certains dysfonctionnements de la mondialisation économique et financière. Comment mettre en place des régulations, sur le plan national ou supranational, pour corriger ces effets néfastes ?

Première difficulté, la dépendance excessive à l'égard d'un approvisionnement à l'étranger. Le sujet vient d'être évoqué par Patrick Artus. Au-delà, on peut signaler des phénomènes de spécialisation par pays, qui sont parfois très efficaces, mais ont pour conséquence négative la localisation dans très peu de pays, voire un seul, de certains maillons de la chaîne de valeur. La pénicilline, par exemple, est produite à 90 % en Chine : le problème tient bien au fait que pratiquement toute la production a été absorbée par un unique pays, et non à celui qu'elle se fait à l'étranger.

Seconde difficulté, les inégalités de revenus. Elles sont créées par la conjugaison de la mondialisation et des innovations technologiques, les secondes étant accentuées par la première. Cela donne la fameuse courbe de l'éléphant de Branko Milanovic, montrant que la mondialisation, à l'échelle planétaire, a bénéficié aux plus modestes et aux plus riches, avec une perte de revenus pour ce que l'on peut appeler les « classes moyennes ».

Ces effets négatifs sont évidemment plus intenses dans les pays, comme la France, qui se sont le plus désindustrialisés.

S'agissant des relocalisations, je vais reprendre la catégorisation précédemment évoquée.

Si l'on considère les relocalisations engagées sur un fondement économique, les évolutions technologiques peuvent faire apparaître une fenêtre de tir. L'évolution constatée dans la comptabilité analytique d'usine est celle d'une diminution des coûts de main-d'oeuvre dans le temps au profit de l'amortissement des investissements : cela illustre l'émergence d'une usine 4.0, qui, avec ses robots, ses dispositifs d'intelligence artificielle, ses imprimantes 3D, gagne en compétitivité relative face aux usines de l'ancien temps encore implantées dans les pays émergents et leur main-d'oeuvre nombreuse.

Il y a là une marge de manoeuvre pour encourager des relocalisations. Celles-ci peuvent se faire naturellement, mais on peut aussi les pousser avec des outils de politique économique assez simples, comme les suramortissements ou l'accélération de l'amortissement sur certains équipements. Le projet « Usine du futur », lancé voilà quelques années par la région Nouvelle-Aquitaine avec l'objectif d'encourager la mutation vers l'usine 4.0, est intéressant de ce point de vue.

Mais, effectivement, la question de la formation est cruciale. Tous les industriels se plaignent que l'on forme, en France, aux usines du passé, et non aux usines du présent ou du futur.

J'en viens aux relocalisations stratégiques, c'est-à-dire celles qui sont liées, non pas à des motifs économiques, mais à l'idée que l'on se fait de l'indépendance nationale dans certains secteurs stratégiques. Pour celles-ci, on peut s'inspirer des mesures qui avaient été prises, en leur temps, pour protéger le capital de certaines entreprises stratégiques, en définissant des biens ou des secteurs essentiels dans lesquels instaurer des quotas de production en France. Mon surmoi libéral ne me rend pas parfaitement à l'aise avec ce type de politiques, mais il faut être pragmatique : si c'est nécessaire, faisons-le ! Dans ce cas, évidemment, il faut agir de manière intelligente et résister à la tentation de tout mettre dans les secteurs essentiels.

Je voudrais par ailleurs énoncer deux mises en garde.

D'une part, c'est le consommateur qui est le juge de paix. Les relocalisations qui se traduiraient par un coût supplémentaire pour le consommateur sont vouées à l'échec. À cet égard, permettez-moi d'insister sur le contexte macroéconomique : d'après certains sondages, 80 % à 90 % des Français seraient prêts à « acheter français » même si c'est plus cher ; je n'y crois pas un seul instant, du fait de la hausse du chômage et des difficultés à venir en termes de pouvoir d'achat.

D'autre part, de nombreux pays ont bénéficié des délocalisations. En relocalisant, on risque d'en placer certains dans une situation économique dramatique, avec des conséquences qui nous reviendraient par un effet de boomerang. En Afrique, par exemple, on observe des flux de capitaux sortants très importants depuis le début de la crise. Il faut donc gérer la situation avec intelligence.

Le sujet de cette table ronde est donc légitime, mais, pour moi, la véritable question est celle de la réindustrialisation, ce qui nous ramène à des problématiques comme les politiques industrielles, le droit de la concurrence, notamment au niveau européen, ou les politiques d'achats. Dans le domaine spatial, par exemple, c'est une politique d'achats qui a permis l'émergence de l'entreprise SpaceX : en lui accordant dix ans de commande, l'Agence spatiale américaine, la NASA, lui a donné une véritable visibilité. C'est là une vraie bonne politique industrielle, relativement simple à mettre en oeuvre !

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