La mondialisation n'est pas tombée du ciel : c'est une création de toutes pièces ! On la doit aux gouvernements mondiaux qui, depuis trente ans, par l'abaissement systématique des droits de douane, ont créé un prix mondial sur lequel les économies, les systèmes sociaux, les compromis nationaux ont dû s'aligner. On peut le dire comme ça. D'ailleurs, toutes les start-up qui cherchent des financements raisonnent à partir d'un prix mondial, en se projetant immédiatement à l'échelle planétaire.
C'est donc un monde créé de toutes pièces par les gouvernements, au travers de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), des traités de libre-échange, de la concurrence libre et non faussée. Nous avons ce que nous méritons.
Ce phénomène est-il réversible ? Je le crois.
Il ne s'agit pas, ici, de débattre de l'opportunité d'abandonner la mondialisation ou d'enterrer le monde dans lequel nous vivions... Tout cela est très résistant ! La question est plutôt de savoir si nous pouvons réaliser une mutation d'ampleur, au bénéfice de la France. Je m'intéresse effectivement à la France, quand le président de Michelin, même s'il l'aime, s'intéresse à son entreprise ; nos priorités ne sont pas les mêmes. Comment corriger certains excès ? Réindustrialiser notre pays ? Ramener certaines productions sur notre sol ?
La question n'est pas seulement technique, elle est politique au sens le plus noble du terme. De nombreux pays considèrent qu'il n'est pas important d'avoir une base productive, mais d'autres, y compris des plus petits que nous, ont jugé essentiel d'en conserver une. C'est ma position, et c'est un choix.
D'ailleurs, M. Bouzou l'a très bien exprimé lorsqu'il a expliqué que l'on avait choisi le consommateur... Pourquoi fabriquer ici, à un prix supérieur au prix mondial, des commodités, c'est-à-dire des produits de base, tout à fait banals à produire ? La conséquence, nous la connaissons, c'est la dépendance envers d'autres, notamment sur des produits basiques utiles à notre alimentation ou à notre santé.
Ainsi la France a-t-elle laissé partir nombre de ses industries - dans les secteurs de l'énergie, du transport, etc. -, devenant dépendante de décisions qui ne se prennent plus sur son sol. Michelin, entreprise qui a su s'ouvrir au monde sans jamais abandonner ses racines, est pour moi un contre-exemple de nombre de situations dans lesquelles on a placé le patrimoine industriel français sous contrôle étranger pour de gros chèques. L'indépendance d'entreprises a été abandonnée au profit de dividendes.
Il va maintenant nous falloir dire quelle valeur nous attachons à notre indépendance, quelles ressources nous sommes prêts à lui consacrer et quels biens nous souhaitons à nouveau produire en France.
Prenons l'exemple des principes actifs pour la fabrication de médicaments. Depuis le milieu des années 2010, nous avons constaté notre dépendance sur un petit millier de médicaments - il y a eu de nombreux rapports parlementaires sur le sujet. Mais nous n'avons jamais voulu faire du prix un outil de notre indépendance d'approvisionnement, considérant que de nombreux médicaments bas de gamme pouvaient être abandonnés. Alors, en effet, l'industrie pharmaceutique est montée en gamme... et nous avons rationné les Français en doliprane ! Au passage, nous avons perdu des milliers d'emplois industriels.
Ma proposition est la suivante : si les grands groupes pharmaceutiques ne veulent pas relocaliser ce type de productions, nous pouvons imaginer, avec les mutuelles et les organismes de sécurité sociale, créer des coopératives de fabrication de ces commodités. Pour conserver des prix assez bas, le capital investi y serait très faiblement rémunéré et on mettrait autour de la table une sorte d'entente coopérative, en vue de préserver notre indépendance, sur la fabrication de certains médicaments.
On peut aussi imaginer des montages comme celui qui a été mis en place au Japon, avec un budget de 2 milliards d'euros - je parle bien en euro, pas en yen -, pour subventionner le retour d'industries parties en Chine : ce sont trois quarts des réinvestissements des PME au Japon qui sont pris en charge dans ce cadre.
La France ne manque ni d'entrepreneurs, ni de salariés ayant des ressources intellectuelles et des compétences scientifiques, même si, par la dispersion de certaines entreprises, des ressources humaines ont été perdues. Nous avons des capacités de mobilisation, mais il faut décider. Cela suppose d'utiliser la commande publique et de mettre en place une forme de planification autour d'une coopération public-privé. C'est ce que j'avais fait avec les 34 plans industriels que j'avais mis en place et qui, malheureusement, ont été abandonnés par mon successeur. Ces plans avaient été conçus par les filières elles-mêmes.
L'un des précédents orateurs s'est demandé si les consommateurs étaient prêts à accepter la fin du prix mondial. Dans l'alimentation, on peut répondre par l'affirmative.
Il est dans notre intérêt de faire remonter les prix agricoles, alors que nous sommes en train de perdre notre agriculture, le petit paysan français se retrouvant, avec la disparition de la politique agricole commune (PAC), seul face aux blockbusters des pays émergents et à l'agriculture très productiviste de nos voisins européens. Aujourd'hui, les consommateurs consacrent moins de 15 % de leur pouvoir d'achat à l'alimentation, contre 25 % dans les années 1960. Dans un tel contexte, oui, le fait d'assumer la remontée des prix agricoles entre complètement dans le cadre d'une politique gouvernementale.
Pour avoir créé trois marques équitables dans l'alimentation, je peux garantir qu'il n'y a pas de résistance du consommateur à soutenir un produit de qualité, bon pour sa santé, traçable, honorant par une rétribution sérieuse et raisonnable le travail de l'agriculteur ou du producteur, si la transparence, évidemment, est de rigueur ! Des transformations profondes de la société peuvent donc accompagner l'abandon du prix mondialisé.
Sur la santé, les prix sont publics. Pour 100 milliards d'euros en commande publique, nous disposons de 130 000 acheteurs. Si nous en avions 2 000, l'efficacité serait bien supérieure ! La concentration des achats, par exemple sur une région, permettrait en outre de soutenir les PME locales. La rationalisation de la commande publique est donc une piste, et c'est un outil de la reconstruction d'un appareil industriel.
Je voudrais aussi mentionner les secteurs clés du plan Made in China lancé en 2015 par la Chine : biomédecine, machinisme agricole, nouveaux matériaux, énergies nouvelles, robotique, aéronautique, ingénierie océanique, technologies numériques, ferroviaire. En France, dans la plupart de ces domaines, tout est déjà vendu, ou quasiment, et nous sommes dépendants du reste du monde. Les Chinois, pour s'organiser, utilisent une alliance, qui, sans être la nôtre, puisque placée sous la férule du parti communiste chinois, constitue bien une coopération entre secteurs public et privé.
Aux secteurs stratégiques concernés par le décret que j'avais promulgué - transports, énergies, télécommunications, santé, défense, eau -, ont été ajoutées les technologies numériques et additives. Il faudrait aussi inclure dans cette liste l'alimentation.
Au Japon, pays très nationaliste, on a désigné 518 entreprises dans lesquelles toute évolution d'au moins 1 % du capital doit donner lieu à une autorisation gouvernementale. C'est un mécanisme de protection contre toute forme d'investissements étrangers, ce qui n'empêche absolument pas le pays d'être dynamique et puissant.
Dernière observation, les chiffres publiés hier par la Commission européenne s'agissant de la répartition des 1 900 milliards d'euros d'aides publiques distribués dans le cadre de la crise du Covid-19 dans les vingt-six États membres montrent que l'Allemagne subventionne massivement son industrie, ce que ne font ni la France ni l'Italie.
Sur les quatre propositions que je formule - subventions des retours, mise en place de coopératives, commande publique, planification publique-privée -, aucune n'est financée. Aujourd'hui, nous versons des sommes d'argent qui finiront en pertes. Il n'y a pas de stratégie pour construire un avenir industriel. La question de la reconstruction écologique de la société et de l'économie s'inscrit tout à fait dans ce cadre et, là aussi, ce sont des choix politiques qui doivent être faits.
Personnellement, dans l'effort contributif à la lutte contre l'effondrement de l'économie, je trouve inadmissible que l'on n'ait rien demandé à l'immobilier, notamment à la propriété foncière du commerce, pour aider les entreprises de ce secteur, très en difficulté. Les dividendes accumulés et distribués par les grandes foncières de ce pays devraient faire l'objet de mesures discriminatoires.
Je termine avec les prêts garantis par l'État (PGE), qui ont été accordés par catégories d'entreprise. Pour les très petites entreprises (TPE), il faudra rembourser de la dette : c'est meurtrier ! Je propose plutôt des subventions. Pour les petites et moyennes entreprises (PME) et les entreprises de taille intermédiaire (ETI), je suggère des obligations convertibles. Quant aux grands groupes, il faut, en contrepartie, des prises de participation. Sans cela, on fera la même erreur qu'en 2008 : le contribuable va accepter la socialisation des pertes, mais l'État sera absent quand il y aura retour à meilleure fortune !
Si j'avance des propositions plus audacieuses, c'est que nous ne sommes pas au niveau. Pour l'être, nous pourrions imaginer placer toutes ces participations futures dans un grand fonds, que l'État pourrait s'engager à utiliser à des fins de politique industrielle et de reconversion écologique de l'économie.