Intervention de Sophie Primas

Commission des affaires économiques — Réunion du 13 mai 2020 : 1ère réunion
Bilan annuel de l'application des lois au 31 mars 2020 en téléconférence

Photo de Sophie PrimasSophie Primas, présidente :

Comme chaque année, il me revient de vous présenter ce matin le bilan de l'application des lois relevant du champ de compétences de notre commission. Cet exercice s'inscrit cette année dans un contexte particulier, mais je crois que le contrôle de l'action du Gouvernement et de la bonne exécution des lois doit se poursuivre dans la période actuelle avec une vigilance encore accrue.

Nous adoptons des lois, mais encore faut-il qu'elles soient appliquées et pour cela que toutes les mesures règlementaires attendues soient prises en temps et en heure. Cette mission de suivi est aussi primordiale que délicate : il convient d'analyser quantitativement mais aussi qualitativement les textes règlementaires publiés au cours de l'année écoulée. Il s'agit d'apprécier si ces textes répondent aux attentes que nous avons formulées dans les lois que nous avons examinées.

Le rapport établi cette année porte sur 14 lois promulguées entre 2014 et le 30 septembre 2019.

Concernant la méthodologie, je vous rappelle que l'objectif est une parution des textes d'application dans les six mois suivant la promulgation d'une loi. Donc nous regardons les mesures réglementaires publiées jusqu'au 31 mars 2020 et par construction les lois promulguées avant le 30 septembre 2019.

La loi « Énergie-climat », qui a été promulguée le 8 novembre 2019, ne sera donc prise en compte dans le bilan statistique qu'à partir de l'année prochaine. Mais évidemment, je ne manquerai pas de vous communiquer dès ce matin des premiers éléments sur sa mise en application.

Sur les 13 lois dont l'application est suivie cette année par la commission des affaires économiques, 4 sont totalement applicables. Les taux d'application des 9 lois partiellement applicables varient de 78 % à 96 % avec une moyenne qui avoisine les 90 %. Pour autant, ce chiffre ne constitue en définitive qu'un indicateur qui ne rend pas entièrement compte de la mise en oeuvre effective des lois. Car il y a décret et décret. Parfois, un seul manque et c'est tout un pan de la loi qui n'est pas applicable.

Je ne passerai pas en revue l'ensemble des lois sous forme d'inventaire, rassurez-vous : je me limiterai à quelques « focus » par secteurs sur les plus récentes et emblématiques d'entre elles. Les rapporteurs des dernières lois examinées par notre commission pourront par ailleurs intervenir tout à l'heure s'ils le souhaitent, puisqu'ils sont, depuis la récente modification du Règlement à l'initiative de notre collègue Franck Montaugé, formellement chargés de leur suivi.

En matière de communications électroniques, la loi du 1er août 2019 visant à préserver les intérêts de la défense et de la sécurité nationale de la France dans le cadre de l'exploitation des réseaux radioélectriques mobiles, dite loi « 5G », intègre notre bilan cette année. Le décret et l'arrêté d'application ont bien été publiés, mais avec plus de deux mois de retard. Nous avions pourtant demandé au Gouvernement de faire preuve de célérité pour que la nouvelle procédure d'autorisation préalable ne soit pas un frein au déploiement de la 5G en France. La loi prévoit la remise d'un rapport d'application au 1er juillet 2020. Ce rapport fait suite à l'adoption d'un amendement sénatorial, nous serons donc particulièrement vigilants quant à sa transmission.

La loi portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique, dite loi « ELAN », affiche aujourd'hui un taux d'application de 78 %, qui traduit certaines disparités dans sa bonne exécution. En matière d'urbanisme, les dispositions que nous avons votées sont en très grande majorité applicables. De nombreuses mesures comme les projets partenariaux d'aménagement et les grandes opérations d'urbanisme (PPA et GOU), le comblement des « dents creuses » en zone littorale ou l'assouplissement de l'avis des Architectes des bâtiments de France (ABF) pour l'installation d'antennes sont d'application directe et ne nécessitaient pas de décrets. Je note cependant qu'il est compliqué d'obtenir des éléments concrets sur leur mise en oeuvre dans la pratique, et les ministères n'ont que peu répondu à nos sollicitations.

Deux ordonnances restent à paraître sur un sujet de grande importance pour les élus locaux : les documents d'urbanisme, notamment le plan local d'urbanisme (PLU) et le schéma de cohérence territoriale (SCoT). Avant sa récente prolongation de quatre mois par la loi d'urgence du 23 mars dernier, l'habilitation courait jusqu'au 24 mai 2020, or nous n'avons pas d'indication sur les orientations retenues par le Gouvernement pour réformer ces outils de planification locale.

La seule mesure d'urbanisme de la loi ELAN qui n'est pas applicable à ce jour est la dématérialisation des autorisations d'urbanisme (de leur dépôt et de leur instruction). Or, nous voyons aujourd'hui, avec la crise liée au coronavirus, à quel point il est important que cette réforme soit mise en place ; mais aussi qu'elle le soit dans des conditions offrant la visibilité nécessaire aux mairies et intercommunalités. Je souhaite donc que le Gouvernement prenne rapidement l'arrêté d'application prescrit par la loi, qui doit mettre en place la plateforme numérique prévue.

En matière de construction, la loi ELAN a prévu la réalisation d'une étude géotechnique obligatoire pour les bâtiments neufs afin de lutter contre le risque de retrait-gonflement des sols argileux, qui est un sujet majeur pour nos concitoyens exposés à ces risques et qui représente un enjeu financier d'une dizaine de milliards d'euros pour les assureurs. Si les textes d'application prévus par la loi ont été adoptés, leur application effective est cependant suspendue à l'adoption de trois arrêtés, de sorte que le dispositif n'est toujours pas en vigueur, un an et demi après la publication de la loi ! C'est un vrai sujet que nous vivons tous dans nos départements.

J'aimerais également évoquer la question de la gouvernance du groupe Action Logement, qui pèse un million de logements, soit 20 % du parc social dans notre pays, et bien plus en construction. Ce sont aussi trois milliards de ressources par an à travers la participation des employeurs à l'effort de construction, la PEEC, ex « 1 % logement ».

La réforme du groupe a été réalisée en 2016 par ordonnance - ratifiée par la loi ELAN - avec l'objectif d'éviter tout conflit d'intérêt dans la distribution de cette manne financière et a introduit l'interdiction pour les membres du conseil d'administration de la structure de direction du groupe de siéger au sein des conseils de ses filiales, notamment immobilières. Cela s'est rapidement révélé une fausse bonne idée : Action Logement est sans doute aujourd'hui le seul groupe en France où le président et le directeur général ne peuvent pas avoir de contrôle opérationnel des filiales dont ils sont pourtant responsables. Par ailleurs, dans la mise en oeuvre de la réforme, il est très difficile de mutualiser les moyens dès lors qu'il faut maintenir une autonomie de gestion des entités.

Notre collègue Valérie Létard avait fait voter à l'époque un amendement pour remédier à cette situation grâce à la création d'un comité des partenaires du logement social, permettant d'associer les élus locaux et le monde HLM à la gouvernance et de contrôler l'emploi des fonds, et de l'autre la suppression de ces incompatibilités de fonction. Force est de constater que, si un décret a été pris le 22 mai 2019 pour organiser ce comité, les membres n'ont pas été nommés et il n'a jamais été réuni, demeurant lettre morte. De même, la modification des règles régissant les conseils d'administration n'a jusqu'à présent pas fait l'objet d'un nouveau décret, le décret de 2016 restant en vigueur.

Aujourd'hui, cette obstruction dans l'application de la loi fait craindre que l'État veuille étendre son contrôle sur cet organisme paritaire, voire porter atteinte au montant ou à la finalité de la PEEC, ce qui serait un grave coup au financement du logement dans notre pays.

Je dirai également quelques mots des articles de la loi PACTE qui avaient été traités par notre commission. De manière générale, ils sont bien applicables, à l'exception de quelques arrêtés toujours attendus (par exemple en matière de plateformes industrielles, ou concernant la facturation électronique dans la commande publique). L'ordonnance relative au système d'échange de « quotas carbone », qui transpose les dernières évolutions du droit européen, a bien été prise dans les délais prévus et conformément à l'habilitation donnée.

Je tiens à souligner que certaines des mesures que nous avons votées dans PACTE sont déjà bouleversées par la crise que nous vivons actuellement en lien avec la pandémie de coronavirus. Par exemple, la réforme de certains paramètres du Volontariat international en entreprise (VIE), n'entrera en vigueur qu'en mai 2021, car les ordonnances d'urgence votées récemment l'ont reportée d'un an. De même, le ministre Bruno Le Maire a annoncé récemment qu'il souhaitait renforcer le dispositif de filtrage des investissements étrangers dans les activités essentielles à la Nation, que la loi PACTE avait déjà musclé.

Je déplore cependant n'avoir pas reçu communication, comme l'impose pourtant la loi PACTE, d'un rapport annuel sur l'action du Gouvernement en matière de protection des intérêts économiques, scientifiques et industriels de la Nation, et sur le contrôle des investissements étrangers. La période actuelle, tout comme nos travaux sur les Chantiers de l'Atlantique et la souveraineté économique, font ressortir plus que jamais ces enjeux. J'appelle donc le Gouvernement à communiquer sans plus tarder au Parlement ce rapport, nécessaire à notre mission constitutionnelle de contrôle.

S'agissant de la loi EGALIM, je sais que le groupe de suivi qui s'est constitué au sein de notre commission est particulièrement actif et attentif quant à l'application de la loi. Tout en relevant le nombre important de mesures d'application publiées un peu plus d'un an après sa promulgation, il convient de souligner certaines difficultés qualitatives posées par les textes publiés. Je me contenterai simplement de donner trois exemples.

L'ordonnance relative à la coopération agricole a été publiée le 24 avril 2019 : elle modifie entre autres le rôle du Haut conseil de la coopération agricole (HCCA). Cependant, ses missions et leur articulation avec celles du médiateur des relations commerciales agricoles n'ont pas été tranchées par cette ordonnance mais seront fixées par décret en Conseil d'État. Ce décret n'a pas encore été pris et rend, dès lors, l'article non applicable. À cet égard, prendre une ordonnance pour définir ce point finalement par décret aura probablement fait perdre plus d'un an dans la mise en oeuvre de cette réforme.

L'article 24 de la loi entendait favoriser les approvisionnements en produits de qualité dans la restauration collective publique, notamment en fixant des cibles aux opérateurs, qui devront atteindre au plus tard le 1er janvier 2022, un taux de 50 % de produits de qualité dont au moins 20 % de produits issus de l'agriculture biologique.

Un décret du 23 avril 2019 a précisé les modalités d'application de cet article relatif à la composition des repas servis dans les restaurants collectifs, en excluant toutefois les produits fermiers. Cette exclusion des produits fermiers, mention valorisante très prisée des consommateurs et mettant en avant les produits directement fabriqués par l'agriculteur, semble une remise en cause du travail engagé par des milliers de producteurs agricoles pour mieux valoriser leurs produits. Cet écart entre la volonté affichée de mieux valoriser les approvisionnements locaux dans les services de restauration collective et la réalité découlant de ce décret est très problématique dans nombre de nos territoires.

Enfin, le Gouvernement ne semble pas vouloir attendre de tirer les leçons de l'expérimentation de deux ans sur le relèvement du seuil de revente à perte et l'encadrement des promotions, qui n'est pas terminée à ce jour. Dans le projet de loi d'accélération et de simplification de l'action publique (ASAP), il a proposé, à l'article 44, de prolonger par ordonnance l'expérimentation sur le relèvement du SRP et l'encadrement des promotions de trente mois, sans aucune garantie que le rapport d'évaluation de l'expérimentation au bout de deux ans ne soit remis au Parlement afin qu'il juge de la pertinence du dispositif. Certes, le Gouvernement a entendu les problèmes relevés par le Sénat en proposant d'aménager certains dispositifs, notamment au regard des effets de bord de l'encadrement des promotions en volume. Néanmoins, prolonger une expérimentation avant d'avoir le moindre élément statistique permettant de l'évaluer porte une atteinte au pouvoir de contrôle du Parlement. Pourquoi faire des expérimentations que l'on pérennise sans les évaluer ?

Dans le domaine de l'énergie, on constate également des lacunes dans l'application des textes, en particulier les plus récents d'entre eux. À ces insuffisances règlementaires s'ajoute un empilement normatif : ce sont en effet 6 lois, portant totalement ou partiellement sur ce secteur, qui se sont succédé en 5 ans !

En ce qui concerne la loi « Transition énergétique », du 17 août 2015, plus de 96 % des mesures sont certes applicables. Cependant, pas moins de 6 articles de la loi « Énergie-Climat », du 8 novembre 2019, auront un impact sur les mesures prises en application de la loi « Transition énergétique », notamment pour ce qui concerne la programmation pluriannuelle de l'énergie et la stratégie nationale bas-carbone mais aussi les certificats d'économies d'énergie, les afficheurs déportés ou encore les informations financières.

Quasiment six mois après sa promulgation, la loi « Énergie-Climat » semble connaître des débuts d'application difficiles : en effet, le taux d'application n'est que de 21 %. 1 ordonnance sur 15 a été publiée, aucun des 6 rapports n'a été remis. Je veux en particulier appeler votre attention sur les retards pris pour l'application de ce texte, en particulier sur le plan des ordonnances : 4 d'entre elles auraient déjà dû être publiées. Ces retards ne datent pas de la crise du coronavirus ; mais vont en s'aggravant !

La ministre de la Transition écologique et solidaire Élisabeth Borne a confirmé, devant notre commission, que le Gouvernement ferait usage du délai de 4 mois pour la publication des ordonnances, prévu par la loi dite « d'urgence sanitaire ». Elle a entre autres indiqué que la publication de l'ordonnance sur les centrales à charbon n'interviendra pas avant l'été et celle sur l'hydrogène plus tard encore.

Ce constat est regrettable au regard des objectifs énergétiques et climatiques ambitieux poursuivis par la loi, a fortiori dans un contexte de crise énergétique, qui ne doit pas nous conduire à ralentir mais bien à accélérer dans le sens de la décarbonation de notre économie. Ces retards exposent en plus la France à un risque de contrariété avec le droit européen car plusieurs ordonnances portent sur des directives, règlements ou conventions. Cette lenteur contraste enfin avec les délais particulièrement contraints qui nous avaient été imposés par le Gouvernement lors de l'examen de ce texte l'été dernier !

À ce propos, j'en viens à une remarque plus générale pour terminer : le Sénat a montré, encore de manière très récente, sa capacité à voter des lois dans des délais extrêmement contraints, afin de répondre à l'urgence de la situation tout en veillant scrupuleusement à la proportionnalité des mesures proposées. En dehors du contexte de la crise, la procédure accélérée est de toute façon devenue la norme pour l'essentiel des textes qui nous sont soumis. Or, même si le législateur est diligent, la complète mise en application d'une loi suppose, nous l'avons constaté, parfois plusieurs mois - voire des années - afin que tous les décrets attendus soient publiés. En outre, l'argument de célérité souvent invoqué pour les habilitations à légiférer par ordonnance n'est guère plus convaincant, les exemples sont légion en la matière...

Pour conclure, je ne saurais que trop vous recommander de prendre connaissance du bilan sectoriel détaillé qui procède à une analyse fouillée de l'application de toutes les lois : il sera publié à la fin mai avant la séance publique qui devrait intervenir début juin. C'est notre collègue Valérie Létard qui, en tant que présidente de la délégation du Bureau chargée du travail parlementaire, de la législation en commission, des votes et du contrôle, centralise les contributions de toutes les commissions et rédige un rapport global. Je lui souhaite beaucoup de courage pour ce travail très utile et vous remercie tous pour votre attention.

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